Les régimes contemplatifs du XIVe au XXe siècle.
Contemplation: action de contempler; méditation profonde
Contempler: considérer attentivement.
La contemplation et l’absorption du spectateur créée une collusion entre l’espace de l’oeuvre et l’espace du spectateur. Malgré une opacité de la surface, le sujet joue dans un effet de flottement où comme nous pouvons l’observer, le peintre invite à la matérialité de la surface et au discours du sujet. La contemplation est de ce fait une dérive du regard, une invitation à la rêverie que décrivent les poètes romantiques. Quand la toile devient le motif d’une écriture éthérée.
La contemplation esthétique, la catharsis
« La fortune philosophique de la notion de catharsis est liée essentiellement à une phrase de la Poétique d'Aristote : « La tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (ou purification) propre à pareilles émotions ». L'ambiguïté même de la traduction du mot catharsis ( qui signifie de la façon la plus courante purification ou purgation) chez Aristote invite à une réflexion plus poussée : cette ambiguïté n'est pas seulement hésitation possible d'un traducteur zélé, elle est l'indice d'un problème réel d'interprétation. En choisissant purification ou purgation, on s'engage dans une voie précise et l'on détermine du même coup, a priori, le statut de la contemplation esthétique. Si l'on traduit catharsis par purgation, la contemplation esthétique apparaît alors comme un simple phénomène mécanique de décharge d'un trop-plein d'affects, phénomène nécessaire pour la préservation de la cohésion du groupe. Si l'on traduit catharsis par purification, la contemplation esthétique devient une opération d'ordre essentiellement intellectuel et moral, proprement individuel, révélant une promotion interne du sujet contemplant, puisque ce dernier purifie des émotions d'abord impures. Le statut de la contemplation esthétique se lie donc étroitement à celui de l'individu au sein du groupe social.
Cette ambiguïté fondamentale du mot catharsis engage, on le voit, un choix décisif : ou bien la contemplation esthétique participe du phénomène de l'ascèse, du renoncement, par métamorphose interne d'un certain type d'émotions, et elle symbolise alors le passage de l'état « naturel » à l'état « policé » ; ou bien la contemplation esthétique participe du phénomène de l'excès, de la saturation, par libération directe d'un surplus affectif, et elle symbolise alors le nécessaire maintien de l'« état de nature » dans l'état de société comme condition de la « bonne marche » la Cité.» (Encyclopedia universalis)
Ce double régime contemplatif permet de comprendre une évolution de la peinture et de son observation. Les deux précédentes conférences ont mis en lumière une nature paradoxale de la peinture due au développement et à l’évolution de sa réception. Entre un objet superficiel et mental, la peinture convoque la contemplation, une description attentive dont le discours et la maîtrise sont à la fois le fait du peintre et de son spectateur.
Le regard croise oeuvre perçue et sujet reconnu ( à un degré plus ou moins important suivant les informations possédées sur ce dernier). Ce fait abouti à une peinture comme objet culturel, à la fois objet de contemplation et de méditation, dont les exercices spirituels sont liés à la dévotion originelle..
Cette spiritualité absorbe le spectateur, l’invite à une transcendance, à considérer la matérialité et l’immatérialité de la peinture. La transparence et l’opacité ne sont pas simplement le fait d’une vraisemblance mais spirituellement sont rattachées à la fonction de la peinture.
Le régime contemplatif du tableau défini une permanence de l’image et une impermanence de son ressenti.
Dès le XIVe siècle, ce paradoxe entre sensorialité et mentalités repose sur un exercice mental à la fois du peintre et de son spectateur. L’illusion spatiale de la surface devient l’écrin narratif d’un dialogue et d’un échange. Les descriptions multiples sont l’avènement de la subjectivité et de l’individu. La valeur visuelle est supplantée par la qualité dévotionnelle de l’image. Que cela soit pour des oeuvres narratives ou bien simplement contemplatives, l’oeuvre est toujours le point de départ, une base pour la contemplation religieuse. La crucifixion, les Vierges à l’Enfant, l’histoire de Camille ou bien encore les funérailles de Saint-Benoît, toutes ces images doivent être dépassées pour être utiles. La spiritualité contenue dans les panneaux de bois italien du XIVe siècle se fait par des exercices spirituels.
À la renaissance, l’image se veut de plus en plus proche du dévot par ces détails et sa construction. La composition donne à voir une image de plus en plus terrestre. La multiplication des détails ou bien encore la construction en perspective géométrique témoignent de la progression du regard où la description attentive ne repose plus simplement sur la foi de celui qui regarde mais bien sur son aptitude à observer et décrire attentivement l’image. Le vocabulaire devient un point d’appui nécessaire à ce régime contemplatif. En analysant les deux perspectives proposées par Mantegna dans le jardin des oliviers et dans la résurrection, nous comprenons la concentration ou bien la déconcentration contemplative qui en résulte. Le décentrage de la figure du Christ dans le jardin des oliviers conduit le regard à balayer l’ensemble de la surface du panneau, dans une circulation. Au contraire recentrant son sujet, Mantegna focalise dans un raccourci visuel la monumentalisation et le triomphe du Christ ressuscité. La nature paradoxale de la peinture est ici mise au service d’une contemplation qui peut rester purement factuelle et profane ou au contraire se dématérialiser et être spirituelle.
Lapeinture comme objet de communications multiplie les possibilités de la contemplation pour ouvrir à la sensibilité de chacun et dévoiler ses qualités propres. Que nous soyons un spectateur érudit ou non, la peinture doit nous toucher quant à notre propre culture et nos propres connaissances.
Ce résultat fait de la peinture un l’objet sociologiquement engagé. La qualité d’une représentation dépasse sa simple matérialité et réalisation technique. Le changement de posture du spectateur lui permet de décortiquer les conclusions spatiales, philosophiques et politiques. Cette complexité de la palette et de la réflexion joue en faveur de l’artiste et fait osciller la surface entre une disparition est une apparition du sujet dans un équilibre dont les chef d’orchestre sont la main et la tête de l’artiste.
Ces exercices spirituels vont évoluer dans le temps. Avec la Contre-Réforme et un principe plaisant, il ne s’agit plus simplement de toucher le spectateur dans sa croyance, mais bien de lui faire plaisir. La contemplation est un objet d’attentions où la spiritualité cède le pas à une certaine jouissance. Le regard attentif n’est plus dans une absorption spirituelle mais matérielle.
La précédente conférence revenait sur ce travail du clair-obscur comme activation sensible de la composition. Si le regard de l’amateur en faisait un objet de réflexion, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une sorte d’hypersensibilité. Par les effets d’apparitions et de disparitions la lecture attentive de l’oeuvre en est troublée, mais surtout la dislocation est maîtrisée par le peintre lui-même.
Le détail, l’objet se libère de son accessoirisation et devient lui-même support d’une spiritualité. La multiplication des sujets comme le paysage ou la nature morte témoigne de cette capacité du spectateur comme du peintre à voir au-delà des apparences. Cette transcendance est toujours rattachée à une forte conscience religieuse. Une nature morte est un témoignage du temps qui passe et par sa nature vaniteuse renvoie le spectateur à sa propre existence. La description exacte du monde et l’imitation deviennent le support d’une réflexion ouvrant sur la nature même des choses. La peinture n’est pas une simple photographie ou reproduction de la réalité mais invite toujours son regardeur à dépasser l’objet. Ainsi La nature morte au fromage a des lectures symboliques nombreuses. Le rapport entre gras et maigre renvoie au principe de carême, de l’ascèse; la mouche au premier plan à celui du trompe-l’oeil mais aussi de la vanité; le souci optique observable sur les reflets du verre à un principe de la science physique et de l’observation du monde. L’observateur attentif construit donc une contemplation ou l’absorption joue dans une oscillation entre matérielle et immatérielle.
Nous l’avons déjà énoncé, la peinture n’est pas un objet comme un autre. Le spectateur a conscience que le sujet représenté n’est pas uniquement le message délivré. La spiritualité de la peinture lui confère la possibilité sur une surface à donner une image du monde qui n’est en aucun cas uniquement factuelle. L’absorption du spectateur en appui sur la composition nourrit un regard introspectif sur sa propre interprétation. Le régime contemplatif de la peinture se retrouve donc chargé d’une spiritualité mais qui n’est plus simplement dévotionnelle.
La valeur morale et esthétique de la peinture lui permet d’être le lieu d’un discours extérieur.
Les grands sujets historiques redondants dans la peinture du XVIIIe siècle en France renvoient à une image et un discours qui incorpore une vision politique du tableau. L’image du héros solitaire est un miroir élogieux pour le roi. Pourtant l’opacité du rendu tel que nous pouvons l’observer chez Chardin est une certaine dissolution même de l’imitation au service d’un rendu sensible. L’activation de la surface par le peintre se faisant elle-même part son absorption, le spectateur est invité à un jeu visuel et mental.
C’est en cela que la peinture se construit et qui aujourd’hui encore interpelle et interroge : « qu’est-ce qui a motivé le choix du sujet pour qu’il soit reproduit à la surface du tableau ? » L’image réelle n’a d’intérêt que si elle transpose ou véhicule une pensée. Le choix du sujet et sa mise en composition devient le jeu où l’espace et le temps sont par la sensorialité en permanence excités. Le spectateur n’est pas dupe, il sait que ce qu’il voit est obligatoirement un miroir élevant ou rabaissant le sujet représenté. Ce régime contemplatif doit réussir l’union entre la main, l’oeil et l’esprit.
Que le sujet soit important ou anodin, le tableau devient le jeu d’une contemplation, d’un dépassement de sa forme. La peinture se positionne comme capable de générer une grande spiritualité au-delà de son sujet.
Il n’est pas étonnant de voir la façon dont les philosophes vont s’approprier l’image par une contemplation esthétique. Le tableau est le motif à un discours, à un épanouissement de la pensée. La fonction de cet art se retrouve modélisée par ses commentateurs. Chez Diderot mais aussi chez Goethe cela débouche sur un jeu omniprésent. Le jeu de l’artiste, faiseur de l’image et créateur de l’objet contemplatif mais aussi le jeu du spectateur qui par un art visuel doit voir le fruit de la maîtrise du regard. Cette dernière peut être instruite et génère une auto-analyse de l’oeuvre. Chez Goethe la vision devient opérationnelle constituant alors une clef dans un exercice mental quotidien tendant vers une expérience visuelle consciente. La vue est un sens qui peut être développé.
Goethe: « Nous disions donc que la nature entière se manifeste au sens de la vue par la couleur. Nous affirmerons maintenant, bien que la chose puisse paraitre quelque peu étrange, que l’oeil ne voit aucune forme, le clair, l’obscur et la couleur constituant ensemble ce qui pour l’organe distingue un objet de l’autre, et les parties de l’objet entre elles. Ainsi édifions nous avec ces trois éléments le monde visible et rendons du coup la peinture possible, laquelle est capable de produire sur la toile un monde visible beaucoup plus parfait que le monde réel». Traité des couleurs p.80.
Le phénomène visible chez Goethe présente un en dessous et un invisible: l’Urphänomen.
Le développement de ces exercices spirituels prennent autant appui dans la réalité que dans sa transposition peinte. Une énième fois, Comédiens ou bouffons arabes d’Eugène Delacroix en 1848 est, pour cette fonction d’un partage du sensible, une invitation au spectateur à retrouver cet allongement de l’observation des phénomènes colorés. L’oeuvre est un témoignage de cette expérience visible comme point de départ d’une réflexion. La concentration de l’attention se fait tout aussi bien dans le réel que dans l’abstrait. L’artiste questionne et monopolise les connaissances perceptives et spirituelles.
La contemplation orientale va venir nourrir le champ contemplatif occidental. Le rapport au monde tend alors à se dématérialiser. Pourtant la peinture paradoxalement est une matérialisation de ces exercices spirituels. Le partage du sensible passe par un rapprochement de l’art et la vie et couple perception et aperception. L’homme est à la fois spectateur et acteur de l’espace qu’il occupe, le peintre en fait de même.
La dislocation du sujet par la touche ou bien encore par un certain expressionnisme conduit la peinture à une distanciation du sujet. Cela n’est envisageable que si l’on considère que l’exercice spirituel ou contemplatif est un des sujet du tableau. L’émergence de la photographie et d’une image objective du monde dialoguent avec une image subjective, la peinture.
La part spirituelle de l’art est omniprésente dans le champ de la modernité. Le titre de l’ouvrage de Kandinsky en 1911, du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, en est la preuve. La peinture abstraite consacre la surface picturale comme un champ contemplatif. La disparition du sujet transcende la couleur pour en faire un élément de communication. Les grands champs colorés d’Olivier Debré ou bien encore les ponctuations de Zao Wou Ki témoigne d’une absorption contemplative du spectateur et de son ressenti.
Dès son origine moderne au XIVe siècle l’objet peint se voit chargé d’une valeur spirituelle qui conduit le spectateur à un état contemplatif, dans et hors de la la peinture. Son cheminement libéral conduit la peinture vers un objet mental. Fondation paradoxale, cette double nature matérielle et immatérielle transcende l’objet. Le spectateur est invité par son absorption à dépasser le simple fait visuel pour construire une réflexion ou le sentiment, la prise de distance, le plaisir, le sensoriel se reposent sur ce qui n’est à l’origine qu’une simple surface colorée. Le partage du sensible passant par le caractère expérimental de l’oeuvre convoque l’espace le temps et la sensorialité. Nous ne pouvons jamais désengager l’exercice contemplatif de l’oeuvre. Les temporalités qui se développent sur ces espace sont due à notre sensorialité.
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