mercredi 2 mars 2011

Fin de siècle et basculement, les poursuites des débats artistiques du XIXe au XXe.

Fin de siècle et basculement, les poursuites des débats artistiques du XIXe au XXe.



Les débats et évolutions de la pratique artistique du XIXe siècle conduisent à une accélération l’expérimentation dans son dernier quart. L’avènement de l’impressionnisme en 1874 peut être considéré comme une conclusion des recherches modernes et comme une introduction du devenir de l’oeuvre. Une nouvelle fois nous n’assistons pas à une rupture. Les artistes proposent des mutations et une subjectivité de plus en plus présente dans le traitement de la réalité de sa retransmission picturale. L’enjeu de la peinture oscille entre une réalité naturelle et une réalité abstraite. Malgré l’absence dans les collections du musée des beaux-arts de Tours d’oeuvres significatives de cette fin du XIXe siècle et du début du XXe, il faut analyser ces variations pour comprendre l’épanouissement d’une peinture abstraite d’Olivier Debré.

En 1878, journaliste et critique Théodore Duret publie un opuscule les peintres impressionnistes. Son propos n’est pas de célébrer le succès du mouvement, qui comptait dans le public bien plus d’adversaire que de partisans, mais de fixer les traits principaux du style nouveau. Il décrit une figure mythique de l’impressionnisme absolu. Le peintre est celui qui « s’assied sur le bord d’une rivière: Selon l’état du ciel, l’angle de la vision, l’heure du jour, le calme ou l’agitation de l’atmosphère, l’eau prend tous les tons ; il peint sans hésitation, sur sa toile de l’eau qui a tous les tons. » Cette définition pose un problème car ne concentre et ne définit que l’impressionnisme de paysages. Les Cézanne, Degas, Caillebotte de ce fait sont exclus. La dispersion géographique et thématique va s’opérer au sein du mouvement impressionniste.

Nous pouvons considérer à partir de 1880 que l’impressionnisme n’est plus un mouvement cohérent mais le recherche purement et uniquement individuel.

La quête de l’artiste moderne est de saisir par la peinture les nuances changeantes voire trop changeantes, les variations presque imperceptibles de la lumière en plein air ou à l’intérieur. Ces instants presque invisibles d’un mouvement dont l’oeil voit la continuité sans pouvoir isoler ces phases successives. L’impressionnisme cherche à accomplir un idéal de vérité et à trouver ses solutions aux problèmes de perception et de représentation en entrant dans le détail d’un outil sans cesse en cours de métamorphose.

Chez Edgar Degas comme chez Claude Monet cela aboutit à la méthode expérimentale de la série. Il s’agit de multiplier les versions d’un même motif afin de traiter le plus grand nombre possible de ces apparences, successivement un instant après instant, nuance après nuance. Chez Edgar Degas cela conduit aux études des danseuses ou bien encore des baigneuses. L’étude se focalise sur le mouvement, sa décomposition et sa figuration. Chez Monet, le travail en série permet d’engager une étude de la variation des phénomènes lumineux sur un même objet. En 1891 il s’agit de la série des meules, en 1894 celle de la cathédrale de Rouen. Ce travail et cette méthode ont profondément marqué les agissements les expérimentations des artistes postérieurs. Nous pouvons considérer que le travail en série d’un même sujet conduit à son épuisement en tant qu’objet de représentation pour simplement être un objet de composition. En effet, si l’artiste répète à l’infini le même sujet, ce dernier tend à s’effacer pour laisser place à une analyse uniquement picturale déplaçant alors la réalité naturelle vers une réalité abstraite.

Jean Béraud avec la série des Parisiennes exploite ce travail de série. Tout au cours de sa carrière et il multiplie les études par des images de personnages, généralement féminins, dont il anime Paris. Visible derrière la figure principale, les éléments de la composition, comme le fiacre, la silhouette de la colonne Morris, donne à cette image un fort pouvoir d’évocation qui explique le succès que rencontrent encore aujourd’hui les oeuvres de ce peintre. Le traitement abouti des figures féminines contraste avec le caractère ébauché du paysage. Images fugaces, ces parisiennes semblent comme représenter un élément passager, comme un souvenir d’une scène de la vie quotidienne.

Les néo-impressionnistes cherchent à renouveler l’impressionniste et conduisent dans ses effets de composition à une déstructuration, une fragmentation, une division de la surface. Le pointillisme est une pratique artistique qui va être fortement influencée par les sources scientifiques. Georges Seurat abouti à cette méthode de la décomposition de chaque point en ses éléments constitutifs par déduction de la décomposition optique de la couleur. L’enjeu de ce calcul de proportions est que l’oeuvre soit une sensation conforme à celle perçue dans la nature. À un impressionnisme trop approximatif il entend substituer une méthode scientifique le divisionnisme.

Cette peinture de la vie moderne recherche plus justement la figuration de la nature, chroniques de l’époque, analyse des données optiques et chromatiques : l’impressionnisme et le néo-impressionnisme prétendent atteindre l’objectivité dans l’analyse du visible. Ils se veulent exacts et scientifiques autant qu’il est possible en un temps qui cultive le positivisme et croit au progrès infini de la connaissance. À cet avènement de la peinture sensitive, sensorielle s’oppose un art réinvestissant une certaine spiritualité. Le symbolisme est un mot sans équivoque car il suggère de sens les sous-entendus les allusions et les allégories à décrypter. Il se veut plus idéal proposant plastiquement un retour au clair-obscur en opposition à la grande clarté des toiles impressionnistes. L’exil n’est plus un voyage à Arles ou à Pont-Aven, mais bien un exil intérieur et lyrique.

À l’observation objective des impressionnistes correspond un profond mouvement de réaction d’investissement par le subjectif et la déformation. En sculpture, Auguste Rodin incarne parfaitement ce travail par une déformation du corps à des fins expressives. L’écrivain Octave Mirbeau en 1885 ans dit : « chaque corps obéit impitoyablement à la passion dont il est animé, chaque muscle suit l’impulsion de la même dans les comportements les plus étranges et les formes les plus tordues, les personnages sont logiques avec la destinée pour l’artiste a marqué leur humanité révoltée et punie.» par l’adéquation de la fin anatomique et du sentiment dont elle est lourde qu’il soit amoureux, tragique, le symbolisme et l’expressivité de Rodin est à considérer dans la structure même de la forme.

Le caractère expressif de l’oeuvre d’art se retrouve au coeur même des agissements de la modernité. Paul Gauguin, Vincent Van Gogh ont déployé une violence même de la couleur pour exploiter la possibilité expressive et sensible de l’intensité de la peinture. Une nouvelle fois nous ne possédons pas au musée des beaux-arts de Tours d’oeuvres de ces deux artistes. Mais leur reconnaissance collective permet d’en parler. En 1888 avec le tableau intitulé la vision après le sermon, Paul Gauguin propose une peinture où la composition extrêmement synthétique repose sur un pur usage subjectif et non plus descriptif de la couleur. Au premier plan une frise de têtes indique le retour de la messe. Au second plan la lutte de Jacob est une apparition, une image mentale. Le réel vire à l’imaginaire, se trouvent juxtaposés. Gauguin se justifiant par ces mots : « pour moi dans ce tableau le paysage existe que dans l’imagination des gens en prière par suite du sermon. » Dans la lettre décrivant son tableau on peut souligner que l’intérêt de Paul Gauguin repose uniquement sur la couleur. Le chromatisme ne se justifie pas par l’observation d’un motif mais par la recherche de transposition expressive où la couleur n’imite pas un objet, elle transcrit un état d’âme. Dans ce tableau avec ce rouge extrêmement sanguin, la violence. Gauguin déclare que la vraisemblance et la couleur locale doit tendre vers une couleur symbolique et subjective.

À la suite de ses déclinaisons le mouvement des nabis s’approprie cette subjectivité et cette expressivité de la couleur et renoue par une certaine religiosité avec la tradition des icônes et des primitifs italiens. C’est le cas d’un artiste présent dans les collections du musée des Beaux-Arts, Maurice Denis. Il appartient à la branche sacrée des nabis. Il est un lecteur attentif des auteurs ésotériques, des écrits d’astrologie et de numérologie, il conçoit un monde et un art sur le mode de la révélation et se plait à élaborer un symboliste où rien n’est indifférent, ni les proportions ni les accessoires ni les poses, ni les nuances chromatiques.

Alors que la révolution impressionniste semblait avoir remporté et développé une pratique artistique où l’objectivité primait sur la subjectivité, où le naturalisme conduisait une peinture uniquement d’observation, les mouvements de réaction tendent vers un degré d’idéalisation et de spiritualité dans la pratique de l’oeuvre. Le taureau marathon de Maurice Denis joue avec ces phénomènes d’apparition mentale. Tout d’abord, le lien avec un récit mythologique verse fondamentalement dans une structure symboliste la composition. La lutte entre la barbarie et la civilisation modélise le tableau. La composition présente une ligne d’horizon extrêmement haute, à peine 5 cm de la partie supérieure du tableau sont laissés au ciel. Cela s’oppose fondamentalement à une observation naturaliste du paysage et offre une forte théâtralité décorative à l’espace de l’action. Maurice Denis associe à cette artificialité une palette aux couleurs agressives, très proche des fauves. Les ombres colorées vertes, roses ou jaunes renforcent l’expressivité et la subjectivité. Les figures tout comme les éléments du paysage sont fortement cernés. La planéité de la composition est ici complètement revendiquée. Nous ne sommes pas très loin de cette apparition et de cette image mentale définie par Paul Gauguin pour son sermon après la messe. L’origine littéraire et l’aspect mental de la composition témoigne en 1918 de la volonté de structurer une surface où à la violence de l’action correspond une quasi violence décorative de la couleur. Comme si la lutte entre l’homme et l’animal devenait une lutte entre la réalité naturelle et la réalité abstraite.

Ces oscillations développent une peinture où le peintre évoque une subjectivité et utilise le vocabulaire pictural à des fins d’expressivité. Dans la première moitié du XXe siècle ces allers et retours forgent le cheminement des avant-gardes. Les artistes interrogent et interpellent une image soit concrète et extérieure ou abstraite et intérieure.

L’abstraction qui apparaît au début des années 10 se retrouve face à deux possibilités structurelles. D’une part une géométrie extrême du réel. Retenant les leçons de Paul Cézanne, des cubistes, les peintres géométriques considèrent que les formes abstraites sont contenues dans un vocabulaire purement géométrique. Mondrian, dont actuellement l’exposition à Beaubourg revient sur le parcours, est un témoin privilégié de cette évolution. Ces études de pommiers renvoient à un travail d’analyse par la série et nous y voyons petit à petit les formes arrondies des branches se structurer en lignes géométriques au sein de laquelle l’artiste dépose des surfaces de couleurs primaires rouges, bleus et jaunes.

D’un autre côté les biomorphiques proposent des formes arrondies renvoyant aux vivants, Kandinsky peintre précurseur de l’abstraction passe par une analyse du réel et ira jusqu’à chercher des images microscopiques comme élément d’une composition abstraite.

Le point commun entre ces deux mouvances est le point de départ naturel qui par son analyse subjective s’émancipent. La bascule vers l’abstraction se fait dans une autonomie déclarée de l’oeuvre. Cette appropriation du sujet par l’artiste est une poursuite de l’utilisation d’un sujet quel qu’il soit pour son évocation artistique. Ces mouvements successifs sont rejetés ou vivement critiqués par la société.

Les choses changent après la seconde guerre mondiale. En effet nous assistons au triomphe officiel de l’Art moderne reconnu par les institutions de tous les pays occidentaux et tenu pour l’expression même de la liberté dans le domaine de la création. Les maîtres historiques sont comblés d’honneurs et l’abstraction se développe suivant deux tendances majeures déjà visibles et perceptibles avant guerre. À côté de ces pratiques utopistes, il y a également des oeuvres marquées par une sorte de volonté régressive, antagonistes de la civilisation industrielle, qui adoptent des attitudes primitivistes ou décident de se prêter aux investigations de la matière brute.

Cette tradition de l’art moderne et ce triomphe des pratiques artistiques oscillent entre continuité et crise. Derrière toujours le même enjeu, le rôle et l’impact de l’oeuvre entre une sensation et un sentiment.

Les peintures d’Olivier Debré dans les collections du musée des beaux-arts de Tours témoignent de ses recherches.

Avant d’envisager son travail sur le thème de la Loire, la grande grise toile de 1959 témoigne d’un travail de structures et de complète autonomie de la réalisation de l’oeuvre. La toile au format vertical, est structurée par un travail au large couteau qui suivant la souplesse de la peinture gratte ou non cette surface dans une recherche d’un effet de recouvrement. L’expressivité contenue par ses différents passages joue sur un tableau dont le référent est uniquement l’artiste son corps et la mise en place de la matière. Cela peut nous faire penser aux travaux de l’artiste américain Jackson Pollock, qui résumait son travail en disant : « je ne représente pas la nature. Je suis la nature. » Cette subjectivité court-circuite le rapport même de l’observation et conduit l’artiste à n’être plus que l’élément expressif de la composition. La grande grise d’Olivier Debré même si elle présente quelques taches colorées, est un reliquat des toiles extrêmement sombres réalisées par cet artiste après la seconde guerre mondiale.

À la fin des années 60, Olivier Debré commence à travailler des toiles de grandes dimensions en lien avec la nature et la Loire. Cette immersion dans l’espace naturel est en droite ligne de son attrait pour la peinture impressionniste. Dès son plus jeune âge Olivier Debré réalise ses dessins et esquisses en plein air. Il renoue avec cette grande école de la modernité, mais loin de représenter ce qu’il a sous les yeux, il s’agit d’une interprétation où le lyrisme conduit à une forte expressivité. Il conserve de sa période précédente l’aspect tactile de la peinture. Les jeux d’épaisseur étant quasiment une attraction pour le spectateur à toucher la toile. La récurrence de ce sujet nous propose une nouvelle variation sur le principe de la série. Le paysage changeant d’heure en heure, au jour le jour mois après mois et saison après saison, Olivier Debré nous propose une abstraction dont le traitement pictural est lié à ce phénomène d’impression et à sa retranscription picturale. Les couleurs sont beaucoup plus présentes renvoyant à des camaïeux quasiment naturalistes. À la structure extrêmement géométrique du travail au couteau, les grands tableaux panoramiques jouent sur des effets de camaïeu où les tons se mêlent émergent de la peinture où la couleur est le résidu de la matière et de son activation artiste. La réalisation d’une peinture abstraite face au sujet définit peut à certains moments être déstabilisante pour le spectateur.

Nous pourrions poser la question : « quel intérêt y a-t-il à sortir de l’atelier pour se plonger dans la nature si ce n’est pour représenter le sujet naturel lui-même ? » Chez Debret il s’agit véritablement de faire coïncider la réalité abstraite et la réalité naturelle dans le temps de réalisation de l’oeuvre, pas de prise de recul ni de distance chronologique entre l’observation et la composition. Le corps est absorbé par la réalité naturelle du sujet et transpose ses impressions à la surface de la réalité abstraite et artificielle du tableau. L’ abstraction lyrique devient l’évocation d’un ressenti sensitif et de sa bascule expressive.

Les nombreux débats et les possibilités artistiques de la modernité émergents dès le second quart du xixe siècle orientent le cheminement artistique vers un impossible équilibre celui de faire coïncider une réalité naturelle visible de tous et expérimentale à une réalité abstraite qui n’est qu’un concentré expressif d’un ressenti et d’une volonté de figurer la vie. Que la peinture soit figurative et identifiable ou bien abstraite et simplement observable, les pratiques artistiques du xixe siècle questionne en permanence la valeur même de toute image de tout ressenti et de toute réalité. Il n’y a pas de rupture mais au contraire une progression. L’artiste étant l’image d’une société évoluant sa peinture va elle-même évoluée. Depuis son origine moderne à la renaissance le tableau a conscience de son artificialité mais joue dans un équilibre où le spectateur fait de plus en plus le pendant de la crédibilité du ressenti et de l’expressivité à cet artefact.