lundi 25 octobre 2010

la peinture, un objet empirique?

La peinture , un objet empirique?

Après le questionnement du rapprochement de la peinture avec les arts musicaux et dansés, nous poursuivons la problématique de l’espace, du temps et de la sensorialité dans le tableau. Si à partir du XIVe siècle la peinture devient un art théorisé, l’enjeu de la sensibilité lui confère un caractère non théorique, simplement sensible et oculaire. Les principes empathiques développés à partir de la fin du XIIIe siècle suivant une volonté religieuse font de la peinture un art qui se doit d’être visuellement expressif. Le tableau pour être efficace d’un point de vue communicationnel doit convaincre et toucher l’oeil, interface sensible nécessaire. Par ce fait, malgré son caractère exceptionnel, la peinture peut elle être considérée comme un objet empirique ? Cette absence de théorie dans une lecture uniquement visuelle du tableau ne doit en aucun cas écarter les écrits et les nombreuses réflexions théoriques qui accompagnent les réformes modernistes du tableau. La problématique d’aujourd’hui soulève la possibilité de lire le tableau visuellement et par sensorialité. L’émergence d’un individualisme accompagnant les développements de la pensée humaniste suppose que l’exercice visuel de chacun suffit dans un premier temps à concevoir et à comprendre les qualités expressives de la peinture. Si les débats érudits réfléchissent un phénomène peint aperceptif, la diffusion et l’efficacité visuelle de la peinture en fait toujours un phénomène d’une simple perception dont l’oeil consiste en l’élément à convaincre.

Dès le XIVe siècle, la multiplication au sein des images religieuses de scènes morbides ou violentes joue sur un affect sensible. Figure de proue, la représentation de la crucifixion montre un Christ décharné dont la chromatique tend vers la putréfaction. Ainsi la crucifixion du maître de la croix des Piani d’Invrea expose aux yeux du dévot une image repoussante. Comparé aux deux larrons, le Christ semble être dans un état avancé de pourriture. Le corps décharné, sans vie se présente comme une conclusion à la nature humaine de l’incarnation du fils de Dieu. Le rapport à la mort et à sa représentation connaît au XIVe et au XVe siècle un certain succès thématique. Le Christ en croix permet au-delà de l’iconographie de renvoyer une image d’une certaine violence touchant fondamentalement la sensibilité de son observateur.

Les saints martyrs ne vont plus être représentés sanctifiés et éternels, mais humains et souffrants. Le martyre de Sainte Agathe témoigne de cette violence visuelle cherchant à toucher la sensibilité du regardeur. En faisant abstraction de la connaissance du texte, le panneau italien montre une jeune femme en train de se faire arracher la poitrine par des tenailles. Même si le visage de la Sainte n’est pas déformé par les douleurs qu’elle subit, la simple projection d’un tel comportement vis-à-vis de notre corps créé naturellement une sensibilité et une empathie.

Dernier exemple pour la période des primitifs, le Christ crucifié de Lorenzo Veneziano est sanguinolent. Au-delà d’un principe eucharistique, l’artiste vénitien renforce une horreur de l’image pour jouer avec les sentiments et le ressenti du spectateur.

L’incarnation des figures saintes leur confrère une humanité, cette dernière n’est pas exposée dans une quotidienneté mais dans les épisodes marquants et violents de leurs martyrs. L’image se veut percutante, douloureuse, à certains moments insoutenables pour mieux toucher et convaincre. Le partage du sensible est envisageable dans une projection des douleurs dépassant de loin le cadre théorique pour un cadre empirique. L’oeil et l’expérience sont utilisés par les artistes comme un élément pour toucher celui qui regarde.

À la renaissance, le développement de la perspective géométrique se veut à la fois comme un cadre idéal permettant « d’ouvrir la fenêtre sur le monde », mais il s’agit aussi d’une réflexion sur le fonctionnement même de l’oeil. En effet, le cône illusoire la perspective géométrique correspond au cône oculaire. Pour son efficacité visuelle, la peinture ne peut être qu’un simple cadre théorique. La fenêtre ouverte sur le monde est un support sensible, expérimental où chacun peut y trouver des éléments appartenant à sa propre expérience et n’ayant en aucun cas un lien avec quelconque connaissance esthétique. Le régime visuel et sensible de l’image joue sur un phénomène d’appropriation du sujet par le spectateur. Même si les principes de l’illusion servent un régime historique et narratif, l’objet sensible est générateur pour la peinture de ses raisons d’efficacité visuelle reposant sur des acquis collectifs et individuels empiriques. L’image peut dans un premier temps être analysée comme simplement visuel et non réflexif.

Les primitifs flamands questionnent ce rapport de proximité entre le sujet et le dévot. La représentation de la Vierge à l’enfant joue parfaitement ce registre d’un sensible empirique. En effet, la représentation d’un lien fort entre la mère et son fils est ressenti par tous, cette image d’un certain bonheur familial renforce l’iconographie et la douleur de la Pieta. En jouant sur la corde sensible d’une iconographie où chacun peut se projeter, la théâtralisation des sentiments et de leur représentation se passe de commentaires théoriques et n’est dans son immédiateté que purement participatif et empirique. Ce rapprochement est cette projection ne joue que sur un partage sensible une quasi équivalent entre le sujet représenté et la personne regardant l’oeuvre. Cette intimité est un principe quasiment le sixième sens. L’empathie, c’est-à-dire la capacité à se projeter dans les sentiments et les conditions d’un autre joue concrètement et visuellement non plus sur les caractéristiques extraordinaires de son sujet mais la volonté d’en faire dans la composition un élément proche de celui qui regarde.

Le rapprochement et les questionnements sur les phénomènes visuels et optiques vont devenir, au-delà du sujet et de sa sensibilité, des éléments compositionnels de la structure du tableau. Lors du précédent cycle consacré à la transparence et l’opacité entre le mois de février et le mois de juin 2010, nous avions vu les développements de la caméra obscura au XVIIe siècle en Hollande. Les travaux de scientifiques comme Kepler, vont décortiquer et décrire les phénomènes lumineux. La peinture, art du regard, va intégrer ces nouvelles données pour renforcer son efficacité visuelle. Pour que l’oeuvre touche le spectateur et témoigne d’un partage du sensible, il faut qu’elle soit construite sur un système correspondant au fonctionnement oculaire. Que cela soit dans une nature morte, ou bien encore dans un paysage avec ruines, l’oeuvre se doit d’être un élément contemplatif, d’observation ou dans un premier temps le regard est caressé et touché. Même si les lectures symboliques se multiplient autour de la représentation de sujets simples, l’exercice visuel reste le premier temps d’observation de l’oeuvre. Il faut donc que l’oeil soit convaincu pour qu’ils puissent donner naissance à un second temps de lecture. Le sensible et le sensoriel deviennent les deux premières interfaces avec le contenu de l’oeuvre.

En Italie à partir du début du XVIIe siècle, les développements d’une image jouant sur un registre sacré au modèle profane poursuivent ce double registre de lecture. Ainsi le tableau représentant Saint-Barthélemy n’est qu’une évocation du martyre. La figure du saint présenté de profil joue dans une proximité où la matière, par un puissant clair obscur, lui donne sa dramatique. Cette culture sensible permet d’avoir une oeuvre où le sensoriel peut à lui seul générer une empathie et surtout du sentiment.

Avec cette notion de plaisir qui se lie à la réception de l’oeuvre, les artistes développent tout un vocabulaire devant toucher l’oeil et la sensibilité du spectateur. Les modèles profanes comme pour l’évangéliste permet un partage sensible plus efficace en soumettant au regard d’un homme terrestre un sujet de même nature. La théâtralité et son évocation sentimentale n’est donc plus simplement contenue dans le récit, mais dans les qualités intrinsèques de la peinture. Par ce registre sensible et empirique le tableau se doit d’être une interface de communication efficace. Reposant sur un vocabulaire proprement artistique, la peinture élève visuellement et matérialise les sentiments. Pour ce faire, les peintres, accompagné de théoriciens, ont réfléchit à l’efficacité maximale et ses principes de composition du tableau.

En France les écrits d’un philosophe comme Descartes vont soumettre et renforcer les principes d’une perspective oculaire. La surface du tableau et la rétine de l’oeil deviennent quasiment deux écrans, deux interfaces du sensible. Convaincre l’oeil dans son excitation sensorielle est une étape nécessaire et fondamentale à l’exercice visuel et intellectuel généré par cet objet hors normes. Cette caractéristique empirique contrebalance les raisons morales et idéales de la peinture. Le débat entre coloris et dessins peut être analysé comme un questionnement entre régimes théoriques et empiriques du tableau. Les régimes sensibles sont partie prenante de l’exercice visuel. Si l’idéalisation crée une oeuvre qui permet l’élévation morale de son spectateur, cette progression ne peut se faire qu’en adéquation avec un exercice visuel efficace.

En France au XVIIIe siècle les développements de sujet simples et accessible témoignent d’un contrebalancement à la peinture d’histoire. Le paysage comme la nature morte sont des genres classés comme inférieurs. Pourtant malgré l’absence de principe narratif, leur caractère contemplatif accompagne ce principe empirique et sensible du tableau. L’organisation des couleurs, le mariage des teintes sont autant de caractéristiques nécessaires à la bonne peinture. Le morceau de réception paysage soleil levant de Julliard ne joue pas sur la vraisemblance (cf. Conférence paysages pittoresques). Les tons saumonés et verts créent une surface sensible devant ravir l’oeil du spectateur. Même si le tableau doit conserver pour un certain nombre d’observateurs des vertus morales, ce plaisir du regard est fondamental. Face à une oeuvre avant toute analyse du contenu le tableau doit immédiatement faire plaisir et attirer l’oeil. L’empirisme de l’exercice visuel se détache du régime moral. Le sujet le plus simple peut convaincre et ravir sensoriellement et sensiblement le spectateur.

La théâtralité et la place du spectateur jouent sur les origines mêmes de la peinture moderne. L’exercice visuel de la description et de la composition sont des vertus et des qualités du médium pictural. Apparaît alors une dichotomie fondamentale. La peinture peut répondre à une attente purement visuelle sans pour autant conduire à une élévation spirituelle. Les développements des sciences des phénomènes perceptifs vont appuyer et argumenter en faveur d’un régime sensible du tableau. L’oeil n’est pas une structure inerte, comment témoignent les couleurs accidentelles décrites par Buffon dau XVIIIe. L’oeil qui jusqu’ici n’était un récepteur peut aussi devenir un émetteur. Organe central dans la perception de la peinture, il doit et peut être le seul but de l’art.

La projection du spectateur au sein du tableau n’est plus uniquement sur un registre sensible et mental. Alors que le néoclassique a proposé une élévation et une valeur morale de ces sujets, le romantisme propose un partage de l’expérience sensible du vécu.

Pourtant les oeuvres néoclassiques ne sont pas dénuées d’empirisme. Les nombreux nus développés par un Ingres témoignent d’une oeuvre s’accordant sur un regard « immoral ». La beauté idéale démembrant ces figures féminines dénudées n’en sont pas moins des invitations à une circulation de l’oeil sur des corps féminins à la beauté et à l’érotisme avoué. Les déformations rapidement visibles ne sont pas une mise à distance du spectateur mais bien au contraire à une absorption de ce dernier à l’attirance du sujet.

Le principe de l’immédiateté du premier regard conduit un certain nombre de peintres à réfléchir sur cet impact immédiat et sensible de la peinture. Dans comédiens ou bouffons arabes d’Eugène Delacroix, les contrastes simultanés entre la couleur primaire rouge et sa complémentaire le vert semble régir une bonne partie de la composition générale de l’oeuvre. L’oeil empiriquement cherche un équilibre et par principe additionnel émet du blanc.

Ce partage sensible dissout le sujet pour une composition homogène. L’artiste cherche à communiquer ses propres sensations perceptives. Dans une perspective individuelle et collective, la peinture doit émettre avant tout du sensoriel. L’oeil n’est pas une interface objective, le tableau lui-même est un élément de communication subjectif. L’expérience que constitue l’observation d’une toile doit témoigner de cela. Si encore au XVIIIe siècle l’harmonie colorée accompagne le sujet, dans la seconde moitié du XIXe siècle le tableau est un reliquat expressif de l’absorption du peintre. La vraisemblance ne constitue plus l’exercice de la peinture. La surface du tableau doit devenir une projection sensible. La déconstruction impressionniste joue sur ce phénomène. Le tableau de 1878 de Claude Monet un bras de Seine près de Vétheuil témoigne de cette disparition du sujet et du renforcement de son empirisme.

Par la touche et la plasticité de la surface de l’oeuvre le peintre invite le regard à un exercice visuel et sensible. Si le sujet est décomposé c’est pour mieux en revendiquer son impact visuel. Le terme même d’impressionnisme provient de l’impression. Ce phénomène constitue le premier temps du regard, l’impression rétinienne. La lumière est un des sujets fondamental de l’impressionnisme. Sa retranscription picturale confère au tableau un caractère immédiat. Tout comme le peintre est ébloui, le spectateur doit l’être tout autant. Ce partage du sensible renforce le caractère empirique de la peinture. S’arrêtant sur ce premier temps de l’observation, le tableau se veut avant tout une expérience sensorielle et sensible. Une certaine illusion est encore présente dans les raisons de la peinture. Claude Monet ne pourra jamais se défaire du sujet naturel comme sujet. La déconstruction de la représentation cherche à renvoyer à l’expérience visuelle quotidienne et réelle. La lumière est le support de toute information captée par l’oeil. En cherchant sa retranscription par le médium pictural, le peintre impressionniste cherche un partage plus sensible et fait de la peinture un objet purement empirique.

Les dislocations du sujet par les divers mouvements d’avant-garde de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ne font pas pour autant disparaître le sujet. Il suffit de voir quel attachement auront les galeristes des peintres cubistes à retrouver et à décrire les natures mortes de Picasso ou de Braque. Les développements modernes dans l’art du XXe siècle sont une augmentation et une revendication de la qualité empirique de la peinture.

L’autonomie de l’abstraction quant aux sujets n’en est pas moinsune revendication du caractère d’objets de la peinture. La transcendance revendiquée à la surface du tableau lui confère cette double nature déjà présente au XIVe siècle.

Les grands tableaux postérieurs aux années 70 d’Olivier Debré témoignent d’une expérience sensible au réel : la confrontation au fleuve royal. Le lyrisme de son abstraction repose sur la valeur de la couleur. L’agencement des tableaux doit générer chez son regardeur un éblouissement et un partage sensible uniquement empirique. Si le rapport avec le paysage était jusqu’à la fin du XVIIIe siècle conduit par un agencement des couleurs d’une idéalisation de la nature, la peinture abstraite du XXe siècle, non coupée de ses origines paysagères, font du tableau un objet autonome où l’expérience oculaire, sensorielle et sensible génère du sentiment. Car la peinture a toujours été reconnue comme artificielle. Son rapprochement avec les caractéristiques terrestres au-delà de sa volonté d’illusions reflète un principe de partage d’expériences.

Cette conférence est une question : la peinture est-elle un objet empirique ?

Dans le cadre de ce cycle consacré à l’espace au temps et à la sensorialité dans la peinture occidentale du XIVe au XXe siècle, l’empirisme d’un objet détaché de tout principe narratif permet de comprendre l’évolution même de la dislocation du sujet revendiquée ou argumentée par sa nature empirique. La volonté d’empathie, d’élévation spirituelle ou bien encore morale ne peut se faire que si l’objet dans un premier temps de son observation touche dans sa sensibilité et dans son sentiment son spectateur. Pour ce faire le tableau se doit avant toute théorie être empirique. Cette efficacité communicationnelle permet de concevoir que l’oeil n’est pas simplement un récepteur inerte mais est aussi un émetteur actif. Toucher le spectateur dans sa sensibilité se fait non seulement par l’intellect mais aussi par le regard.

lundi 18 octobre 2010

peinture et danse

Peinture et Danse


La problématique de l’espace, du temps et de la sensorialité nous conduit depuis la précédente conférence à aborder le dialogue entre la peinture et les autres pratiques artistiques. La musique nous a permis de concevoir leur rapprochement valorisant la peinture. La représentation de la figure humaine constitue les fondements narratifs et historiques du sujet pictural. L’organisation de la représentation de l’homme va entre le XIVe et le XXe siècle questionner son épanouissement spatial. Les arts dansés vont permettre une mise en situation dynamique de la figuration. Les principes de l’idéalisation et de la grâce questionnent l’interaction entre la peinture et la danse. Reliquat du modèle musical, la représentation de danseurs et de danseuses permet aux artistes de figer un mouvement et de ce fait une sensorialité. La danse, dans ses fondamentaux, est une pratique artistique utilisant le corps et son déplacement comme un moyen expressif. Pour l’organisation plastique des groupes, la danse est un modèle pour la peinture.

Dans cette convocation d’un corps dynamique, nous essaierons de comprendre comment une nouvelle fois nous passons d’un corps représenté à un corps représentant. Depuis l’Antiquité, la représentation dynamique passe régulièrement par la figuration de scènes dansée. Ces chorégraphies sont à considérer dans leurs agissements plastiques et suspendus.


Les quelques exemples d’art antique présentés au musée des beaux-arts de Tours ne figurent pas explicitement la danse. Pourtant dans la céramique, les cortèges de danseurs et de danseuses permettent visuellement une circulation du regard sur un objet tridimensionnel. En effet, pris dans le mouvement et l’unité de l’ensemble des corps animés, le regard tourne naturellement autour du vase. Ce principe décoratif et figuratif permet de mettre en place une composition homogène en accord avec son support. Le regard par la dynamique de la frise est spatialement et temporellement amené à tourner autour de l’objet. Ce principe formel témoigne de l’utilisation de la danse comme un moyen d’épanouissement et de circulation du regard par les mouvements du corps. Cette origine antique illustre le caractère temporel de la représentation d’une figure dansant qui n’en restent pas moins suspendue dans son mouvement.

La représentation de la danse en peinture problématise l’image suspendue et par le phénomène de l’intériorisation sa projection temporelle. En effet, le corps étant figé, sa posture doit conduire le spectateur à percevoir un avant et un après. L’équilibre ou le déséquilibre dans la représentation du mouvement créé une temporalité. Le rapport entre la musique et la peinture génère du temps pour des principes de composition et de rythme. Le dialogue entre la danse et la peinture joue sur une sensorialité où le corps animé d’une expression, permet aux artistes de construire des équilibres et des déséquilibres jouant avec les propres sensations du spectateur.

Ces ballets chorégraphiés organisent les groupes de personnages pour avoir un effet dynamique. Même s’ils ne sont que musiciens, les anges occupant la partie supérieure du panneau central de Lorenzo Veneziano, montrent des postures dont l’individualisation crée naturellement une rythmique dans leurs observations. Par la danse et le rapprochement avec un corps expressif, les artistes comprennent que la position permet au regard de se projeter. L’homme devenant le sujet central du récit et de la composition, sa posture conduit par son mouvement suspendu le regard de celui qui l’observe. Même si le rapport n’est pas immédiat, ce questionnement de la danse et du positionnement d’un corps expressif au sein de la composition permet d’évoquer ce rapprochement entre la peinture et les arts dansés.

La danse est un modèle d’expression et d’équilibre dans le positionnement du corps. Avec la notion de grâce qui se développe à partir du XVIe siècle, le modèle du corps du danseur bien positionné et équilibré complète l’aspect plaisant du tableau. La danse, art du temps, repose sur l’épanouissement du corps dans l’espace. Corps gracieux jusqu’aux extrémités, nous pourrions souligner que l’écartement du petit doigt observable dans les tableaux maniéristes semble être comme une finalisation d’une posture embellie et maîtrisée. Le triomphe de Silène peint un opposé à cette grâce posturale. Les corps avachis, écroulés semblent nous envoyer une image de déchéance. La théâtralité dans la composition du tableau ne développe pas uniquement le temps du regard sur le principe narratif du récit. La danse, expressivité silencieuse, semble pouvoir être un modèle questionnant et communiquant un temps uniquement sensoriel et emprique. Avec la notion de plaisir qui se développe dans les raisons de la réception de l’oeuvre, la grâce ou la disgrâce du positionnement du corps rapproche la peinture de la danse. Si le modèle sculptural que nous abordons ultérieurement témoigne d’un principe culturel, l’expressivité immédiate par le positionnement d’un corps gracieux est en osmose avec l’observation par les artistes du corps du danseur.

La consécration en France sous le règne de Louis XIV des grandes représentations dansées, où le roi se met en scène, offre un caractère supplémentaire à la danse. Au XVIIIe siècle, les danseurs et danseuses deviennent alors des sujets autonomes et dignes d’intérêt.

Dans le paysage avec ruines, au son du musicien les paysans dansent et renvoient l’image d’une société unie. En effet, tout comme la musique, la danse représente visuellement l’unité au sein d’un groupe. Cet accord musical souligné par le concert, trouve dans la danse son pendant formel et visuel.

Dans l’esquisse peinte préparatoire Apollon couronnant les arts, François Boucher représente en dessous de la littérature et de la musique, la danse. Cette hiérarchisation des expressions artistiques pose la danse comme un art fondamentalement terrestre. En effet, si la littérature et la musique se reposent sur les nuages et semblent éthérées, la danse prend appui puis sur la terre. Si la musique correspond dès son origine un élément sublime voire divin, la danse est un élément purement terrestre et un certain moment analysé même comme païen. Sa réévaluation au XVIIIe siècle, lui octroie un caractère expressif supérieur témoignant d’un accomplissement technique dans la maîtrise du corps. La pose du danseur est expressive et même idéale. Dans Apollon révélant sa divinité à la bergère Issée, le dieu se trouve prendre une pose où l’équilibre et le déséquilibre ne correspond pas à un canon classique et sculptural, mais au contraire à celle d’une danse.. Comme souligné lors de la conférence précédente, le lien avec la représentation théâtrale permet à François Boucher de jouer avec le ressenti du spectateur. La dynamique du corps complète et ne fige pas la construction géométrique du tableau. Comme les angelots, le corps d’Apollon par son dynamisme créé une ornementation supplémentaire. Nous pouvons appliquer cette lecture à la toile Sylvie fuyant le loup blessé. La dynamique du positionnement du corps peut raisonnablement être perçue comme un mouvement figé ou suspendu. Le corps du danseur par sa mise en action devient un objet d’expression. Avec l’émergence du regard et du plaisir voluptueux que doit générer le tableau, le régime historique s’estompant, les artistes se tournent vers la danse pour trouver un renouvellement des postures permettant alors de construire une oeuvre où la projection du spectateur vient à être troublée par le positionnement du corps. Figé, le corps en peinture doit être temporellement projectif. La suspension permet aux artistes de créer via l’intériorisation du spectateur une projection comme une poursuite au mouvement. La maîtrise du corps permet aux danseurs de rendre ce qui n’est qu’un déplacement fonctionnel agréable et expressif.

Le portrait de Mademoiselle Prévost en bacchante de Jean Raoux représente l’une des danseuses les plus célèbres du début du XVIIIe siècle. En effet, Françoise Prévost est nommée « danseuse seule », poste éminemment prestigieux, grâce à ses capacités et qualités exceptionnelles. L’artiste la représente dans l’un de ses rôles n’est plus célèbre Philomèle, interprété en 1723 sur la scène de l’Académie royale de musique. Derrière elle se développe un décor évoquant le palais de Téré, roi de Thrace et amant de la bacchante. Cet avènement de grands danseurs témoigne de la qualité et de la reconnaissance de cet art. Ce portrait en pied est une mise en scène, où l’artiste cherche à témoigner des qualités exceptionnelles de son modèle. Mise au premier plan, Mlle Prévost est la vedette. Derrière elle nous observons un certain nombre de danseurs, organisé en ronde ils sont le renvoi à un principe collectif de cette pratique artistique. La danseuse au premier plan est-elle dans une expressivité individuelle. La sensualité évoquée par le jeu de transparence laissant voir et non voir la poitrine de la jeune femme semble être l’un des premiers éléments de la composition de ce tableau. Le second vient de la construction de la posture. La danseuse est présentée en extension, en effet comme figé dans un moment d’élévation elle ne touche pas terre. L’ombre de sa jambe gauche ne touchant pas la pointe de son pied. Nous sommes face à une action figée dans un moment instable qui est celui de l’élévation. Pourtant lorsque l’on regarde la baguette qu’elle tient dans sa main gauche on remarque que cette dernière est à peine serrée. Alors que la danseuse fournit un effort physique pour s’élever de la pesanteur, cela n’en contamine pas sa grâce et sa posture. Cette élévation, quasi idéale, est pourtant ramenée à une donnée terrestre par la grappe de raisin qu’elle tient dans sa main droite. La diagonale que forme l’alignement des deux bras créée un mouvement de balancier où ce qui est le plus lourd où se trouve en haut et le plus léger en bas. Cette inversion de la pondération est symboliquement la démonstration de la virtuosité de l’interprète. Dans sa composition, l’artiste exploite le fait de représenter un personnage à la fois réel et fictionnel. Structurellement ce corps est figé dans une posture insoutenable. Pourtant le visage impassible de Mlle Prévost tourné vers nous corrobore et correspond à la grâce de la posture et témoigne d’une absence absolue d’efforts physiques. La danse par cette expressivité et cette retenue, permet à Jean Raoux de démontrer son artificialité et son équivalence picturale. Les drapést formant un cercle autour de la poitrine de Mlle Prévost viennent adoucir le mouvement dynamique de la diagonale et de la verticale de son corps. Élément d’ornementation, ils n’en sont pas moins concentration sur la féminité et sur le corps de la jeune femme. Dans ce rapprochement avec la danse, les artistes trouvent des sujets réels et concrets qui dans leur bascule idéale vers la peinture interrogent un certain nombre de grands questionnements picturaux. La pondération, la vraisemblance, et tout ce qui peut être rattaché à une donnée terrestre de la représentation d’un corps sont dissous ou aménagés par l’évocation de la danse.

En figeant un moment d’un mouvement qui se veut originellement expressif, les artistes viennent jouer sur la projection du spectateur. Par les équilibres et déséquilibres, les artistes jouent de notre compréhension et incompréhension de la construction du corps. Si le corps divin dans la peinture religieuse pouvait de par sa nature « extraterrestre » être non pondéré, le corps réel par la posture du danseur devient empiriquement une image déstabilisante.

En se rapprochant ou en prenant comme sujet un art de déploiement spatial et temporel, la peinture interroge alors son caractère suspentatoire. L’image ainsi figée n’est qu’un instant, pourtant le mouvement ne peut ainsi réellement se maintenir. Par cette suspension de la donnée temporelle, la peinture se revendique à la fois comme un art de l’instant mais surtout comme une image capable de figer une fugacité. Cette irréalité qui en ressort permet à la peinture de se défaire des contraintes de vraisemblance. Cette artificialité interpelle et déstabilise le spectateur. La danse permet aux peintres de représenter un corps qui n’est que dans un instant saisi. Par la dynamique de la posture, cet instant figé devient une invitation à se projeter temporellement dans les suites du mouvement. Tout comme les farandoles antiques activent une rotation du support pour lire l’intégralité du mouvement, la peinture joue du corps dansant pour allonger le temps d’observation et créer un effet interprétatif et intériorisé.

Au XIXe siècle, les artistes vont poursuivre leur investigation sur la temporalité d’observation du tableau. La danse, mais aussi les déplacements normaux, vont devenir alors un sujet décomposés à la surface de la toile. Avec les impressionnistes, le temps ne devient qu’un instant et l’oeuvre est immédiate. Pourtant si l’on peut évoquer le mouvement, il faut alors intégralement le représenter. Malheureusement absent de nos collections, les études et représentations de danseuses d’Edgar Degas témoignent de l’intérêt au mouvement et à sa succession. Les danseuses sont un des sujets récurrents d’études du peintre français. Nourri d’une culture classique depuis son très jeune âge, comme en témoigne la copie du calvaire d’après Mantegna présent dans les collections, l’artiste va faire un grand nombre d’études de danseuses où leurs mouvements se décomposent. Ainsi traités en frise, les poses viennent s’inscrire les unes derrière les autres et dans un effet dynamique recomposent l’ensemble du mouvement. Ses compositions pré-cinématographiques jouent sur le principe additionnel de l’oeil. Ce dernier étant actif à la surface du tableau, il peut suivre la bascule d’une posture l’amenant à recomposer l’ensemble. Cette dynamique est très proche des études photographiques de Marey ou de Muybridge. Ses décompositions développent le temps mais surtout témoignent que le caractère présentiste de la peinture. La temporalité est sensorielle. C’est l’oeil qui remettant successivement les différents mouvements les uns derrière les autres crée l’effet dynamique. La différence avec le XVIIIe siècle, c’est que le sujet n’est plus intériorisé mais externalisé par des raisons physiologiques et oculaires. Les danseuses de Degas choqueront une partie du public contemporain, car il ne représente pas la danse dans sa mise en scène, mais plutôt dans sa préparation et dans son arrière scène. Nous pouvons souligner qu’aux dynamiques des corps, Edgar Degas ajoute la dynamique des couleurs. Pour lier ou créer cette impression de mouvement l’artiste ne se repose pas uniquement sur l’étude dessinée il y ajoute aussi la couleur qui devient de ce fait naturellement lié à la danse.

L’expressivité du corps bascule de la danse au peintre. En effet, avec la décomposition de la touche l’émergence du trait et sa qualité expressives propre, le mouvement du pinceau devient la possibilité d’une expression physique de l’artiste. L’expressionnisme abstrait et sa première période la peinture active, témoigne d’une pénétration du corps de l’artiste dans le tableau. Jackson Pollock ne peint plus sur chevalet, il pose sa toile horizontalement au sol et tourne autour. Les giclées de peinture sont des témoignages du mouvement de l’artiste. Comme le définit Clément Greenberg, « l’artiste rentre dans l’arène ». Le corps représenté bascule alors au corps représentant. L’activation de la surface du tableau et sa dynamique liée au corporel devient le sujet de la composition. La toile intitulée Grande Grise d’Olivier Debré, est réalisé avec l’étalement de la peinture par un large couteau. Les mouvements de la main, du bras et du corps semblent presque identifiables et réorganisables dans leur inscription plastique. Le temps du tableau est donc celui de sa réalisation. Il est toujours qu’un instant, mais étirable non plus par une projection mais par une confrontation à la temporalité de répartition de la peinture à la surface.

Par son dialogue avec la danse, la peinture cherche à développer une construction spatio-temporelle du corps. Moins structurel que son rapport avec la musique, le questionnement de la danse par la peinture est un régime expressif et figuratif. La validité d’un développement spatial temporel et sensoriel de la peinture la lie à la danse par la genèse du sentiment. L’activation de la figure humaine au sein de la peinture est chorégraphique. En convoquant le corps et sa mise en situation, le peintre fait « danser » ces figures pour renforcer le caractère empirique de leur expressivité.

lundi 11 octobre 2010

peinture et musique

Peinture et musique


Les relations entre la peinture et la musique constitue un axe important de la recherche en histoire de l’art. Les phénomènes de concordance entre les deux arts illustrent une volonté d’émancipation et de sensibilité de la représentation peinte. Pour les artistes abstraits la musique est un modèle d’autonomie et d’harmonie. Si les développements modernes de la peinture conduisent à la définir comme un art libéral, la musique a toujours été perçue comme supérieure. Le rapprochement entre les deux pratiques sert à élever l’art de l’espace vers un régime de temporalité. Comme aborder précédemment, l’allongement et l’absorption de l’observateur par le sujet conduit la peinture à regarder de plus près l’organisation et les règles de composition musicale. Entre le XIVe et le XXe siècle, la représentation de la musique va basculer de la simple iconographie à une réalité compositionnelle.

L’éclosion d’une sensibilité individuelle repose sur une compassion et une dévotion fondée sur un sentiment partagé par le biais d’une expérience intime. Les principes de l’intériorisation semblent être plus facilement atteints par la musique que par la peinture. Dès la période des primitifs les principes empathiques liés à la musique amènent une élévation de l’âme. L’image se voulant dans une conduite similaire va développer un vocabulaire et des règles de compositions musicales. Le parallèle entre les deux pratiques artistiques permet à la peinture de renouveler et de questionner ses propres règles de composition.


La représentation de la musique dans l’histoire de Camille passe par ce groupe de musiciens. Ce dernier illustre le mariage de l’héroïne. Il crée un décalage avec la scène de bataille se trouvant juxtaposée. La peinture est un objet silencieux, mais qui peut par le phénomène d’intériorisation et de description générée du son. Ainsi aux côtés du chaos de la bataille se trouve avec la musique une organisation harmonieuse. Le concert et l’accord s’opposent au conflit de la bataille.

Les anges musiciens représentés dans la partie supérieure du panneau de Lorenzo Veneziano se présente comme un choeur. La musique céleste ici représentée vient appuyer le triomphe du couronnement de la vierge. L’aspect musical se trouve dans la précision des instruments et dans la dynamique et l’individualité de chacun des anges. Ces mouvements semblent presque s’opposer au hiératisme du registre principal. Le mélange entre divin et terrestre offre deux regards. Les anges peuvent être saisis comme une apparition divine ou bien simplement comme une chorale terrestre. Musicalement la polyphonie qu’ils représentent est en adéquation avec le goût du moment. Les anges peuvent être considérées comme une évocation sentimentale et sensible d’une douceur angélique. Cette ornementation ajoute une suavité à la composition. Leur régime plastique sensible est évident.

L’harmonie musicale devient un modèle pour la composition et l’organisation de la peinture. De la simple évocation iconographique, les artistes de la renaissance vont, suivant un certain nombre de principes, saisir dans l’organisation musicale une possibilité de représentation d’une harmonie du monde. La musique est considérée depuis l’Antiquité, entre autre par Platon, comme ayant les plus hautes vertus notamment éducatives et l’aptitude de toucher l’âme, de faciliter la recherche de l’absolu. L’harmonie des sphères de Pythagore aboutit sur une organisation arithmétique qui doit révéler « l’âme du monde » la musique considérée comme la mathématique peut alors dans ses principes renvoyer à une élaboration du cosmos et à une harmonie supérieure. Léon Battista Alberti va pour l’entreprise d’un génie universel conduire à modéliser et à recommander au peintre le rapprochement avec les autres arts libéraux. Le nombre se positionne comme une logique d’harmonie permettant aux artistes la mise en place de justes proportions pour structurer leur oeuvre. Le format du tableau ainsi que son organisation plastique doit correspondre à une règle du nombre. Dans un principe d’idéalisation l’artiste soumet à l’esprit la rigueur de sa composition.

Les deux panneaux d’Andréa Mantegna présentent une organisation plastique non dénuée d’organisation musicale. En effet, les rythmes mis en place correspond un certain nombre de règles mathématiques et musicales énoncées par Alberti. Le jardin des oliviers présente un rythme marqué par un certain nombre de verticales. L’arbre mort s’inscrit comme un premier temps fort, le Christ comme un second. Leurs distance avec le bord du tableau est quasiment la même. La mise en place d’un rythme vertical doit servir à géométriser l’espace pour pouvoir en exploiter les diagonales. Ce principe harmonique semble ici être mis en place par Mantegna.

Pour équilibrer la composition et nourrir une logique harmonieuse de la figuration, un certain nombre de traités vont reprendre les principes d’équilibre des morceaux musicaux pour essayer de les retranscrire en peinture. Le rapport entre les deux arts évolue, les artistes ont commencé à équilibrer et à construire le tableau comme une évocation d’un rythme musical plus à même d’éveiller et de toucher l’âme du spectateur. La géométrisation de la construction du tableau va artistiquement prendre la musique comme modèle. Aux rythmes principaux, Mantegna marque un certain nombre de verticales comme les rythmes secondaires (les arbres). Cette infrastructure propose une harmonie interne au tableau comme une logique sous-jacente à l’équilibre de la composition. Ce dialogue ainsi établi ouvre une autre voie dans l’analyse du rapport musical à l’oeuvre.

La musique conserve dans sa figuration son principe d’harmonie, d’unité. Ainsi, dans le tableau représentant l’audition inspirée d’estampe d’Abraham Bosse, à l’harmonie du concert et de l’échange est opposé les scènes de bataille représentées de part et d’autre de la fenêtre.

Ce modèle musical structure le tableau et conduit le peintre à réfléchir à une temporalité harmonieuse. De nombreux écrits vont à partir du XVIIe siècle chercher à faire correspondre composition musicale et composition picturale.

Si nous résumons brièvement un certain nombre d’écrits nous pourrions considérer que l’accord musical correspond à une combinaison de couleurs. Certains artistes énonçant que l’accord parfait correspond aux couleurs primaires. La composition en musique est liée à l’organisation de la toile. Mais aussi plus étonnant les consonances et dissonances musicales ont comme équivalent le clair-obscur pictural. Les modulations peuvent être considérées comme le passage d’une couleur à une autre. Et enfin d’un point de vue plus moderne les variations musicales correspondent à une série picturale. Le principe d’harmonie supérieure sera par exemple repris en 1636 dans le vaste ouvrage encyclopédique du père Martin Mersenne sous le titre d’harmonie universelle. Il met entre autres en place le mouvement des astres et l’organisation sonore.

Cette unité se conçoit selon un mécanisme identique tant pour la structure que dans la syntaxe. Les moyens d’expression deviennent des méthodes comparables. L’évocation de la musique au XVIIIe siècle repose donc à la fois sur un élément iconographique mais aussi sur un élément compositionnel. Par exemple dans le paysage avec les paysans dansant devant des ruines, l’évocation de la musique vient corroborer un principe d’harmonie et d’unité sociale. La musique garde sa valeur idéale. Dans le portrait de jeune fille avec une guitare, la musique est ici un faire-valoir des qualités de la personne. L’instrument de musique et la posture de la jeune fille sont due à une observation et une restitution d’une pratique musicale.

L’évocation de la musique par un instrument ou même un concert permet à l’artiste de renvoyer une image d’un accord. Cette valeur iconographique et un reliquat de la musique divine. Symbole d’harmonie et de création, la musique est un élément d’unités entre les personnages.

Dans la structure compositionnelle la peinture va dialoguer de plus en plus avec la musique. Le caractère voluptueux recherché par des amateurs au XVIIIe siècle va concourir à une organisation musicale de la composition. Pour la recherche d’une unité de l’objet, les peintres vont s’appuyer sur cette capacité sensible de la musique comme un moyen d’aperception, une perception accompagnée de réflexion et de conscience. L’artiste s’il veut évoqué harmonieusement son sujet doit à certain moment le composer comme un morceau musical.

Le partage du sensible contenu dans l’oeuvre conduit les artistes comme les spectateurs à une expérience sensorielle. La musicalisation de la composition cherche à englober le spectateur. Les sensations sont spécifiques et subjectives, la pluralité des naissances permet la saisie de l’espace. Comme un appui au développement de la temporalité du tableau la musique sert de construction à la peinture.

Les oeuvres de François Boucher sont des représentations théâtrales et chantées, leurs relations avec la musique étant à l’origine de la commande. La sensorialité de telles constructions les rapproche d’une relation au monde. L’évocation de la musique dans Apollon révélant cette divinité à la bergère Issé est figurée par l’instrument de musique qu’apporte un des angelots et par le rythme des diagonales ornementées de détail. La lumière et le sensible devant rendre la composition plus suave. Le peintre se doit de représenter une atmosphère qui au-delà du récit rappel l’interprétation théâtrale.

Dans Sylvie fuyant le loup blessé, le principe de Courbes et contre-courbes permet de toucher l’âme du spectacle. La douceur et la suavité de la composition s’établissent sur un dialogue entre musique et peinture. A L’alliance parfaite du verbe du son, à la qualité de la voix et de ses expressions variées correspond l’harmonie des couleurs, la régularité des très, les courbes élégantes.

La composition picturale renforce sa résonance interne en se faisant l’écho de la musique. Cette recherche sensorielle mène à un certain nombre d’expériences. Par exemple la mise en place du clavecin oculaire par l’abbé Castel. L’enjeu de l’émancipation de l’individu et de la capacité de l’oeuvre à le toucher par ses sens, conduit l’art à une volonté sensible totale. L’union avec la musique pose la peinture comme une émulation sensible. À la temporalité du regard, l’artiste génère des sentiments similaires aux modèles musicaux. L’oeuvre se réforme pour pouvoir intégrer une harmonie supérieure.

Le développement des connaissances du fonctionnement sensoriel de l’homme dresse un pont entre l’oeil et l’oreille. Les stimuli visuels peuvent générer une intériorisation auditive. Ces phénomènes de synesthésie interpellent les observateurs et esquissent la possibilité de toucher l’âme du spectateur complètement juste avec les yeux.

Ces interrogations vont s’accélérer au XIXe siècle. Eugène Delacroix dans son tableau comédiens ou bouffons arabes propose une oeuvre dont l’impact visuel est immédiat. Cette instantanéité sur laquelle nous nous sommes arrêtés lors de la précédente intervention conduit à un impact similaire de la couleur et de la note. Les équivalences entre le système chromatique de la peinture et le système de notes sont débattues et justifiées par un principe sensible. Ce système de concordance décrit la possibilité de reproduction de phénomènes musicaux par la peinture. La surface picturale devient l’unité sensible et une expérience spatiale englobant l’ensemble du sensoriel de l’homme face à l’oeuvre. Cet instant suspendu permet à la peinture de faire appel aux moyens harmoniques (rythme unique mélodie) pour renforcer ses propres qualités internes. L’accord parfait est ici présent par les trois couleurs primaires qui ponctuent sur un rythme d’un tiers la composition du romantique. La peinture devient un art de la suggestion, elle transmet la vision intuitive du monde sans en souiller son innocence par l’accumulation de la connaissance.

Les impressionnistes par le choix de sujets dénués de culture amènent un partage du sensible uniquement empirique. La relation avec la nature et la capacité d’y trouver des moyens d’émulation sont pour eux un principe une communication élargie. Le tableau comme le morceau musical est accessible à tous et touche tout le monde de la même manière. En effet la subjectivité et un certain intellectualisme de la peinture disparaissent avec ces peintres modernes pour laisser place à une expérience sensible. La subjectivité de la touche et la décomposition du sujet ne sont qu’une proposition a suggérer du sentiment. Tout comme la musique résonne différemment en chacun la peinture se veut elle-même une expérience personnelle.

Les mouvements artistiques abstraits du début du XXe siècle construisent un dialogue avec la musique afin de légitimer la rupture avec le sujet. Nous pouvons souligner que le premier tableau abstrait de l’histoire réalisée par l’artiste Kupka se réfère à une fugue en deux temps. Représenter la musique ne peut se faire que si l’on considère que le tableau se déploie dans l’espace et dans le temps.

La volonté d’une oeuvre d’art total développé à Richard Wagner conduit les artistes à envisager que la peinture peut contenir tous les autres arts. Le vocabulaire musical est transposé en peinture et cette dernière devient le lieu d’une expérience polysensorielle.

L’art abstrait devient une expérimentation et une invitation empirique. Sa relation avec la musique est une poursuite de ce régime sensible de l’oeuvre. Les grandes toiles d’Olivier Debré peuvent être à ce titre perçu comme un reliquat de la réalité. Cette dernière est à la fois sonore et visuelle. Le rythme des tableaux leur lecture dans le temps sont des accompagnants du modèle musicale.


Le dialogue entre le peinture et la musique témoigne d’un rapprochement entre les deux pratiques, mais surtout souligne le caractère empirique de la peinture. La communication empathique et sensible du tableau trouve dans la musique un moyen supplémentaire. L’intériorisation des sentiments ne peut se faire que par la conquête du corps sensible. La musique est un modèle pour la peinture lui permettant de construire une autonomie compositionnelle et surtout de revendiquer ses qualités sensorielle et expressive.


lundi 4 octobre 2010

La temporalité en peinture

La temporalité en peinture


Cette conférence aborde le second terme de l’intitulé du cycle: le temps. Dans la classification des arts, la peinture appartient à ceux de l’espace, il ne ressort pas moins que la réforme engagée à partir du XIVe siècle souligne une temporalité dont la réception et la construction de l’oeuvre. La temporalité signifie le caractère de ce qui existe dans le temps. Si l’image peinte semble représenter un instant, l’exercice visuel qu’elle engage déploie cette spatialité dans une durée. La peinture est un temps présent qui engage une action entre passé et futur. Les régimes de temporalité du tableau nous engagent dans une lecture dépassant le simple fait plastique. Deux temporalités s’établissent dans une oeuvre, la première narrative est consécutive du régime historique, la seconde descriptive ou contemplative engage une intériorisation empathique de l’observateur.

La modification à la renaissance de la construction de l’oeuvre lui donne une nature temporelle, c’est-à-dire opposée à l’éternel. La subjectivité du regard s’oppose à l’objectivité du sujet, et comme l’espace reste objectif, le temps n’en est pas moins subjectif. La réception de l’oeuvre prend le pas sur son régime narratif, la temporalité du tableau bascule entre le XIVe et le XXe siècle par une contemplation où la durée joue sur la sensibilité. L’art est l’expression sensible de l’idée, le lieu de combat entre l’intelligible qui cherche à s’incarner et à se retrouver dans une matière sensible. Cela met en place la dialectique historique de l’art.

La spatialité picturale abordée précédemment témoigne d’une composition superficielle organisant la circulation du regard pour une efficacité narrative. Le mouvement, conduit par l’organisation plastique, témoigne de cette temporalité didactique et contemplative.

Le diptyque de Naddo Ceccareli présente deux actions distinctes dans le temps figurées sur la même surface. Les vecteurs narratifs générés par des échanges de regards unifient la composition et induisent une circulation de l’oeil d’un panneau à l’autre. La cohérence entre l’espace et le temps n’est pas respectueuse d’une unité, mais donne aux panneaux sa propre temporalité. Nous partons du témoin terrestre, le roi mage le plus à droite pour nous replonger dans l’épisode de l’annonciation avant de revenir à l’adoration. Cet aller et retour entre passé et présent figure un temps non linéaire, mémoriel. Le récit s’organise d’une manière anarchique. Cette déconstruction narrative témoigne d’une temporalité inexistante pour proposer une image d’éternité.

Ce principe se retrouve dans le diptyque bolonais représentant sur le même panneau la crucifixion, la décollation de Saint-Jean Baptiste et le martyre de saint Catherine d’Alexandrie. Trois épisodes ayant chacun leur propre chronologie historique qui se trouve à être concentrés dans le même espace et par conséquence dans le même temps. La juxtaposition de différents épisodes au sein du même espace provoque la réorganisation par le regard du récit. La partie antérieure du coffre de mariage représentant l’histoire de Camille ne peut être réorganisée que si son spectateur lui-même le propos. Pour une efficacité historique et narrative, les épisodes vont se retrouver à être découpés.

Une des réformes fondamentales de la construction de l’image à la renaissance consiste à organiser et à respecter la cohérence entre l’espace pictural et le temps narratif. En concentrant sur le panneau une seule action, les artistes modernes prennent en considération l’instantanéité de l’image, et l’intériorisation narrative du dévot. Le regard, intellectualisé, devient l’élaboration temporelle de l’oeuvre.

Les deux panneaux de prédelles d’Andrea Mantegna figurent ce découpage narratif du récit. Formellement liés par leur positionnement dans un polyptyque, les trois épisodes figurés se construisent comme une succession de vignettes représentant des étapes du récit. Chaque panneau à sa propre temporalité et appartient à la temporalité générale de l’ensemble. La « fenêtre ouverte sur le monde et ouverte sur l’histoire » décrite par Alberti permet de comprendre cette articulation entre espace et temps. La construction spatiale devient l’appui de l’étalement chronologique. L’unité formelle et géométrique des trois panneaux permet à l’oeil de progresser dans une lecture de gauche à droite dans le récit. Les déplacements de personnages entre la ville de Jérusalem en arrière-plan et le premier plan accueillant l’action, permettent d’allonger et de projeter cette histoire. Ainsi, les soldats se dirigeant à la suite de Judas vers le jardin des oliviers renforce le caractère présentiste de l’image, mais lui octroie aussi un caractère projectif. Sans représenter l’arrestation, Mantegna la préfigure. L’instantanéité de la représentation se retrouve à être étendue dans le temps.

Ce constat démontre que l’élargissement de la temporalité de l’oeuvre se fait en dialogue avec son spectateur. Le passé et le futur de l’action ne sont que des projections mémorielles et intellectuelles du regardeur. La temporalité de l’oeuvre se construit en dialogue avec la culture et la description de celui qui la regarde. Cette projection est accompagnée par la composition de l’oeuvre. La circulation du regard est structurée par la composition générale et permet ainsi dans une circulation « physique » du regard d’amener une projection narrative mentale. L’un des enjeux pour les artistes consiste à unifier le narratif et le contemplatif. Cette unité permettant de lier la fenêtre ouverte sur le monde et la fenêtre ouverte sur l’histoire. La temporalité à la renaissance repose sur deux temps narratifs et contemplatifs.

La temporalité en peinture engage un phénomène extérieur et une résonance intérieure. Les principes de l’empathie, cherchant à toucher celui qui regarde le récit, aboutissent sur une résonance psychique de l’humain avec la nature représentée. Le tableau compresse les trois dimensions spatiales en deux et de ce fait la durée en un instant. Par la dramatique de l’histoire la peinture devient un art spatio-temporel.

Le régime historique et narratif de la peinture est le moyen de faire résonner la simple imitation de l’objet. Le déplacement visuel à la surface du tableau soutien cette âme figurée.

Plastiquement, le dessin fixe la forme et délimite l’espace. La couleur développe le moyen de plonger l’oeuvre dans une durée et de lui faire don de la vie. L’intériorisation générée par la contemplation aboutit sur une opacité de la matérialité, jouant d’une absorption et d’une subjectivité la découverte du sujet. La construction plastique doit pour toucher le spectateur générer des scansions physiques.

Le clair obscur de Caravage ou encore de Caïro construit une circulation mentale à la surface du tableau. L’instant se prolonge par un exercice de «scanning» dévoilant petit à petit l’ensemble des détails. La notion de plaisir émergeant des réformes de l’oeuvre entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, développe le régime temporel contemplatif du tableau au détriment de son régime narratif. La matière picturale devient le siège de cet exercice mental. La couleur, l’épaisseur et la dynamique générées ne sont plus accompagnants du récit, mais des structures sensibles. Dans le double portrait de donateurs avec vierge à l’enfant de Rubens, nous pouvons relever la même stase que chez le Caravage. Il n’y a aucune action, aucun récit. L’oeuvre semble décrire que son caractère instantané. Pourtant les drapés de la vierge créent un effet dynamique et engagent une temporalité contemplative. La couleur et le matière dynamisent et allongent l’exercice visuel.

L’organisation plastique s’équilibre entre le volonté narrative de sa temporalité et sa capacité contemplative. La +Circoncision de Vignon mêle le récit et sa découverte visuelle. Ce qui peut sembler être un assombrissement et une complexification de la composition par un puissant clair-obscur n’en est pas moins de la part de l’artiste une volonté d’allonger le temps d’observation pour permettre de juxtaposer des principes mémoriels et physiques. Cet accompagnement du regard et de la réflexion renforce la théâtralité du tableau. Dans les oeuvres religieuses de très grandes dimensions ses collusions entre passé présent et futur sont inhérentes à leur narrativité. L’Assomption de la vierge de Lamy présente visuellement le récit, le présent et le témoin rédacteur du texte à l’origine de l’image. L’action est à la fois présent et passé. Le témoin narrateur est lui à la fois présent et futur. Il nous introduit visuellement et plastiquement dans l’oeuvre. L’instantané qui nous est offert se retrouve alors dissolu dans une temporalité flottante. Par ces collisions, les artistes concentrent les trois éléments temporels comme les trois éléments spatiaux sur une seule et même surface. Le tableau devient un objet hors d’une temporalité cohérente.

La volonté narrative reste pourtant le principal apport de la peinture d’histoire au sein de l’académie. Jean-Marc Nattier dans son morceau de réception Persé assisté de Minerve, utilise un vecteur narratif partant de l’angle supérieur droit et allant vers l’angle inférieur gauche. Cette construction efficace met en place un temps qui semble linéaire. Le corps de Phiné à moitié pétrifié suspend le récit. Les ornementations qui entourent la narration viennent comme autant d’allongement de la contemplation de l’oeuvre. Ils consistent à équilibrer un principe narratif et mémoriel avec un principe contemplatif et sensoriel. L’oeuvre d’histoire doit générer du sentiment, ce dernier ne peut être simplement supporté par une temporalité narrative, il doit être de qualité plastique.

La couleur est un des supports des effets dramatiques de l’oeuvre. La temporalité et sa caractéristique d’intériorisation commence à se concentrer sur les simples effets visuels. L’oeil devient l’organe spatial mais aussi temporel. La conduite à la surface du tableau du regard ne consiste plus en un simple maillage narratif mais en un élément d’émulation sensitive. La vision intérieure générée le sentiment bascule dans une perception externe. La stase des sujets témoigne d’une disparition du récit pour une mise en avant de la contemplation. Cette caractéristique croise la notion de volupté et devient un sujet du tableau. François Boucher dans Sylvie fuyant le loup blessé, fixe Sylvie dans une position dont la dynamique n’est pas narrative mais simplement contemplative. En effet, la figure est plutôt concentrique dans sa construction et conduit le regard à une circulation autour de ce corps pour un simple plaisir des yeux. La vision est un acte de simple projection. Le tableau ne peut témoigner que de sa propre temporalité et de son propre instant. Cette autonomie compositionnelle témoigne d’une évolution de la temporalité.

Cette intériorisation contemplative et le caractère instantané de l’oeuvre permettent aux genres non narratifs comme le paysage ou la nature morte de devenir des sujets aux mêmes sentimentaux. Les effets chromatiques peuvent créer une temporalité empathique. À la différence de la peinture d’histoire ou des scènes d’actions quotidiennes, le paysage et la nature morte provoquent une absorption toute mentale, où le temps est sensibilité. Dans le paysage au soleil levant morceau de réception de Julliard, les incongruités spatiales génèrent un sentiment par les effets chromatiques. Le regard n’est plus conduit à suivre un récit, mais à balayer la surface du tableau. Les effets de teintes et de couleurs deviennent le moyen pour l’artiste de créer une dynamique et de générer un sentiment. Les paysages avec ruines, comme chez Hubert Robert, articulent encore une temporalité entre passé et présent. En effet, la ruine métaphoriquement signifie un passé révolu, sa représentation présente conduit à une projection de la part du spectateur.

La peinture d’histoire ne disparaît pas pour autant, mais cette évolution de la temporalité permet au tableau de se construire son propre temps. Cette réforme accompagne une modification de la description et de l’exercice visuel. Les sciences de l’optique et de la physiologie oculaire permettent aux artistes de justifier que le sentiment peut être simplement généré par le regard et les sensations. Le temps « d’itinéraires » à la surface du tableau devient instantané pour une jouissance visuelle complète.

Le dessin qui contenait le récit vacille et la couleur se renforce. L’absorption du spectateur ne se fait plus dans une intériorisation et une spiritualité, mais dans une excitation sensorielle. Les romantiques vont proposer que la couleur peut à elle seule générer un impact sensible supérieur au récit.

Eugène Delacroix, dans son tableau comédiens ou bouffons arabes, recompose un espace où le récit s’efface pour laisser place à l’exercice visuel. Le régime additif des couleurs complémentaires et primaires en devient un sujet. Cette structure temporelle revendique l’instantané du tableau. L’émergence des deux dimensions de l’oeuvre est accompagnée par la compression du temps. L’acte de mémoire et de projection contenue dans le régime classique du tableau laisse sa place à une oeuvre dont l’immédiat renvoie au sensoriel.

Le partage du sensible se renforce par la collusion de l’espace temps du spectateur et de l’oeuvre. L’impression visuelle et colorée devient le sujet du tableau. La multiplication des paysages ainsi que des natures mortes chez les peintres modernes fait disparaître la figure humaine. Claude Monet dans un bras de Seine près de Vétheuil ne présente plus qu’une nature sans aucune présence de l’homme. Cette disparition appuie la dissolution définitive du régime narratif du tableau. L’homme n’est plus dans l’oeuvre mais face à elle. Le régime contemplatif recherché par les impressionnistes s’accompagne d’une temporalité spectatorielle. La construction plastique de leurs tableaux revendique une planéité de la toile, mais surtout une structure où le regard englobe la surface complète de l’oeuvre. L’avènement des phénomènes perceptifs comme moteur de la communication sentimentale mène à une oeuvre immédiate. Pourtant l’exercice visuel généré dépasse cette simple instantanéité. Les décompositions par la touche fragmentent l’image et conduisent le regard dans une découverte d’une surface picturale accidentée. Le déplacement du spectateur face à l’oeuvre impressionniste peut être considéré comme une temporalité supplémentaire de son observation. De loin le sujet se recompose, de près il se décompose, La temporalité devient physique et non plus mentale.

L’abstraction va poursuivre ce principe physique. Par leur monumentalité de toiles d’Olivier Debré définissent un espace autonome suffisamment grand pour y inclure intégralement le corps de celui qui l’observe. Le regard balaye en un certain temps l’ensemble de la surface du tableau. Les épaisseurs de matières de la partie supérieure de la toile, ainsi que les coulures mêmes de la peinture renvoient à une dynamique de la gestuelle de l’artiste et offre alors à la composition une temporalité simplement générée par la matière et son étalement. Le temps de l’oeuvre n’est plus que celle de la peinture.

Chez Zao Wou Ki, la diffusion de l’encre de Chine par le papier de Lotus créée une temporalité. Les pleins et les vides scandent physiquement la toile et la ponctuent temporellement. Ces effets dynamiques du geste et de l’impact de l’artiste à la surface du tableau, donne une temporalité qui est plus que anthropocentrique. Le premier temps d’un tableau et de sa réalisation n’est que celui de l’artiste. L’expressionnisme abstrait nord-américain a fortement marqué la temporalité dans la seconde moitié du XXe siècle. La revendication d’une subjectivité du créateur figurée à la surface de l’oeuvre génère un dialogue avec la temporalité du regardeur. Le tableau devient alors une surface figeant le temps du premier et activant le temps du second. L’oeuvre est un instantané, mais par sa plasticité une image temporelle suspendue.

La temporalité en peinture est une conséquence de la volonté expressive et communicationnelle de l’art. Que le temps soit narratif ou contemplatif, l’enjeu est qu’il génère chez le spectateur une émulation sensible, sentimentale, mémorielle ou intellectuelle. Le temps est une nécessité pour qu’une oeuvre soit un moyen d’expression. Par cette recherche et cette double nature du tableau, la peinture revendique une émancipation et une qualité sensible. Suivants les modèles des arts du temps comme la musique ou la danse, la peinture va emprunter leur qualité pour s’enrichir, s’élever.