lundi 21 février 2011

Sentiments et sensations, la réception de l’oeuvre au XIXe siècle

Sentiments et sensations, la réception de l’oeuvre au XIXe.



Sentiment : état affectif durable lié à certaines émotions ou représentations.

Sensations : impressions reçues par les sens.


L’enjeu de la réception le XIXe siècle par les salons et la multiplication de la critique engage une fonction sociologique du tableau. L’impact sur le spectateur engage la peinture à manifester visuellement et intellectuellement un principe de communication. Le XIXe siècle rompt définitivement avec l’idéologie du passé qui prévalait depuis la Contre-Réforme. L’oeuvre aura de moins en moins de but démonstratifs ou didactiques. Elle ne veut ni qualifier, ni persuader, ni éduquer. Elle se pose en phénomène social autonome qui n’est plus soumis aux institutions spécifiques et qui par sa seule existence et sa volonté de communication, trouve en lui-même l’objet et sa justification. Un mouvement s’établit comme réaction aux grands principes académiques et aux schémas traditionnels. Nous observons une laïcisation de l’oeuvre d’art. Pourtant les artistes modernes ne rejettent pas certaines distinctions importantes comme la technique, fi entre filtre entre la nature et la capacité d’invention du peintre.

Qu’ils appartiennent au néoclassique ou encore à l’impressionnisme, des artistes cherchent à représenter et à figurer des sentiments et des sensations pour une élévation du spectateur.


Dans le cadre de la peinture académique, néoclassique, lui un d’une volonté politique et morale conduit la peinture un principe un sentiment que l’on pourrait définir comme quasiment patriotique. La relation à une certaine nostalgie de la peinture du Grand siècle évoque en permanence une morale. Les attaques de Jacques Louis David contre une peinture de petits genres, à la fonction plus érotique historique dresse un bilan et engage une existence de l’oeuvre dans une problématique fonctionnelle. Les grands sentiments résultent de l’étude des grandes histoires et des grands exemples. L’idéalisation confère au tableau le rôle de support d’un discours qui engage toujours le spectateur dans un lien avec le récit. Cette lecture externe aux tableaux limite le dialogue visuel entre le spectateur et l’oeuvre. La dramatique et les sentiments sont ceux d’un récit, les différents personnages de la mise en scène de l’artiste académique, semblent omettre le spectateur. L’esthétique froide qui en résulte se couvre d’un aspect aseptisé. La sensation semble être ici niée pour un travail intellectuel beaucoup plus abouti. Tymoléon à qui les syracusains amènent des étrangers développe cette mise à distance du spectateur. L’attention du personnage principal main levée tête inclinée les yeux fermés invite le spectateur a lui-même se laisser absorber par un monde plus intérieur que sensitif. La morale ne peut venir en référence à sa propre culture, le principe sentimental n’est pas affectif mais moral.

Nous assistons à une négation du spectateur par la volonté collective de la réception du tableau. L’enjeu politique peut expliquer que l’oeuvre s’adresse à la nation et non à chacun. Sentiment commun, négation du sensitif, l’oeuvre peut être défini comme une communication de masse qui pour être efficace n’est en aucun cas un objet d’absorption sensorielle, mais d’évocations intellectuelles. La culture classique teinte le tableau de la froideur d’une religiosité. Le sentiment communiqué s’adresse à l’âme spectateur.

Le programme pictural défini par Jacques Louis David s’oppose à l’émergence et l’utilisation des principes sensibles qui avaient donné lieu au grand déploiement de la peinture du deuxième et troisième quart du XVIIIe siècle. L’idéal néoclassique se trouve à la fois dans ses modèles antiques mais aussi dans sa fonction politique, l’oeuvre doit s’adresser à la nation montrant des exemples.

Le modèle antique fournit une haute image de la civilisation. Ces développements s’accompagnent d’une oeuvre qui se doit et se veut être l’image la plus parfaite de son temps. Même si l’artiste garde sa subjectivité dans le choix du sujet et dans l’assemblage de sa composition, le caractère didactique et éducatif le conduit à annihiler le spectateur. Nous pouvons souligner que la grande dimension du tableau présente un paradoxe: les personnages se retrouvent à être représentés quasiment à l’échelle 1, permettant de rapprocher le spectateur de l’action. Pourtant, par des effets de mise à distance ou bien encore de parapet la scène se ferme au regardeur. Dans le tableau de Taillasson les deux marches semblent différencier l’action principale du reste. Certaines compositions proposent une distance morale comme pour mieux appuyer sur la grandeur des sentiments de cette grande peinture. Leurs dimensions physiques leur confèrent un impact et une domination du spectateur.

L’expression n’est pourtant pas bannie. Émilie Signol dans sa Scène antique représente un soldat mourant, cette agonie montre l’homme bras tendu dans un geste qui sans même que nous puissions voir son visage montre son sentiment. Les soldats mourants appartiennent aux grands modèles la sculpture antique, leur position et la tension physique de leur agonie permettent d’exprimer toute la douleur.


La peinture néoclassique propose l’évocation de grands sentiments conférant à la représentation un caractère retenu, où le spectateur ne dialogue plus suivant une fonction empathique mais simplement morale et historique. Le tableau appelle non à une connaissance sensible mais historique.

Nous trouvons d’autres déclinaisons beaucoup plus empiriques et expressives chez Émile Signol. La folie de la fiancée de Lamermoor représente la jeune femme dans une position torturée, déformée. En saisissant l’image de la folie, le peintre cherche un impact visuel immédiat avec le spectateur. Cela provoque une proximité entre le sujet et son regardeur. En conséquence la composition se trouve à ne plus mettre à distance l’observateur. Les éléments décoratifs du premier plan s’écartent pour mieux laisser le regard pénétré cette obscurité jusqu’à la jeune femme au centre de la composition. Les effets de cadrage par la cheminée jouent une absorption du spectateur au sein du tableau. L’origine littéraire et expressive construit une image où l’empathie provient d’un dialogue entre les crispations physiques de la jeune femme et le ressenti du spectateur. L’image se veut plus proche, le sujet plus accessible et la composition plus théâtrale. L’enjeu évident de créer une théâtralité où l’absorption du héros n’est plus une mise à distance du spectateur, mais au contraire un partage de sentiment. Émile Signol change de registre et de sources pour ce tableau. Il s’écarte des sujets religieux pour une iconographie plus humaine. Ce dialogue empathique entre le sujet et son spectateur peut être considéré comme une prise de conscience de son existence. Le succès de la fiancée de Lamermoor comme sujet témoigne de cet enjeu romantique de faire du tableau un objet d’absorption du spectateur, plus maintenu à distance, il est concrètement inviter à parcourir et à pénétrer la toile par des sentiments empiriques et non plus moraux.


Ce changement s’opère dans le cadre d’une plus grande indépendance des artistes vis-à-vis du pouvoir. Si nous résumons chronologiquement ce lien :

1791 - 1827 : les oeuvres présentées au salon des artistes sont quasiment intégralement dépendant au pouvoir.

1830 - 1879 : nous observons une fronde grandissante des artistes quand à ce régime étatique de la peinture.

1880 1914 : c’est la naissance des manifestations rivales qui offrent 1+ grande autonomie aux artistes.


La naissance du tableau moderne se fait dans une réinsertion de son spectateur. Les sujets deviennent plus « réalistes » permettant une reconnaissance immédiate et une accessibilité à l’oeuvre. Le tableau se met alors à l’échelle de l’homme. Par le refus du mythe il y a un abandon du sentiment pour la sensation. L’oeuvre se veut à taille humaine de façon à ce que sa perception le devienne aussi. La conception de l’oeuvre et du travail artistique devient plus expérimentale et tend vers une autonomie de l’expression.

Les deux vues du forum de Louise Joséphine Sarrazin de Belmont proposent par leur format que le spectateur se rapproche pour embrasser d’un seul regard l’ensemble de la composition. À la différence des grands tableaux où le corps lui-même est invité à parcourir la surface de la peinture, de plus petites dimensions ses toiles permettent une absorption du spectateur. Nous pourrions presque définir cette réduction du format à la qualité immédiate et oculaire de l’oeuvre. L’artiste y représente à la fois une ruine et en même temps une variation de la lumière. Ces deux tableaux jouent sur le phénomène du sublime, aux traces historiques il propose un aspect sensitif. La représentation du disque solaire et l’éblouissement qu’il devrait offrir joue en ce sens. Les dogmes académiques ne sont pas pour autant écarter ils sont rendus plus accessibles.


Le peintre devient le premier observateur de l’objet et son transcripteur pictural. Les théories de Buffon et de la couleur accidentelle se retrouve dans les écrits du philosophe allemand Goethe. Le spectateur qui avait été écarté d’une peinture qui se voulait purement objective est physiologiquement réinsérée comme faiseur de l’objet qu’il regarde. Cette opposition entre couleurs « naturelles » et couleurs « accidentelles » transforme profondément le principe de communication de la peinture. La présence d’un discours philosophique et scientifique modifie l’acte de perception et l’acte de représentation. L’opposition au principe des couleurs de Newton qui mettait à distance le spectateur et la réalité s’accompagne d’une définition empirique de la décomposition de la lumière. Les théories de Buffon deviennent les armes offertes aux penseurs et aux artistes pour s’opposer aux grands principes académiques reposant sur Newton.

Goethe parle alors de couleurs physiologiques « parce qu’elles appartiennent à l’oeil, et parce que nous voyons en elles les conditions nécessaires à la vision. » La théorie des couleurs publiées en 1810 se fonde uniquement sur les expériences vécues du philosophe. L’« écran » de Goethe est sa propre rétine.

Le rapprochement de l’art et de la nature se fait par la couleur. La représentation de la nature est considérée comme la fonction première de la peinture depuis l’Antiquité. La théâtralité et la scénographie picturale doit s’émanciper de la simple représentation du sujet. C’est par la recherche chromatique de la composition que le tableau acquiert son caractère sensitif.

La théorie des couleurs de Goethe se construit sur un principe empirique, pour lui le fait est déjà théorie. L’oeil et ses propriétés sont les premiers faiseurs du tableau cela débouche sur une plénitude du visuel vécu comme un art et comme une technique. Dans sa théorie le philosophe allemand rend de plus en plus présent le je et l’art visible doit être exercé en tant que fruit de la maîtrise du regard. Goethe prône des exercices mentaux quotidiens, un allongement du temps d’observation du tableau, la couleur comme une expérience visuelle consciente, la vue comme un sens qui peut être développé. La retranscription n’est pas un copiage où une simple retranscription mais une élévation : « Nous disions donc que la nature entière se manifeste au sens de la vue par la couleur. Nous affirmerons maintenant, bien que la chose puisse paraitre quelque peu étrange, que l’oeil ne voit aucune forme, le clair, l’obscur et la couleur constituant ensemble ce qui pour l’organe distingue un objet de l’autre, et les parties de l’objet entre elles. Ainsi édifions nous avec ces trois éléments le monde visible et rendons du coup la peinture possible, laquelle est capable de produire sur la toile un monde visible beaucoup plus parfait que le monde réel».

Les artistes, légitimés dans un travail subjectif, proposent une oeuvre de plus en plus autonome et sensitive. Les principes oculaires deviennent une raison de l’oeuvre et de son observation.

Le sensitif est la clef pour l’émotion. La composition par assemblage et l’accessibilité du sujet permettent d’offrir une image peinte supérieure au regard de la simple nature. Cette nature artificielle qu’est le paysage en peinture joue parfaitement dans ce sens. L’oeil est le moteur de la sensation, de la perception du monde. Il peut faire et défaire les choses. La peinture est naturaliste car elle propose de regarder, d’analyser les phénomènes sous-jacents à son existence. Reposant sur un principe oculaire et sensoriel, le peintre n’est plus lié aux principes idéaux de la grande peinture. L’observation d’une réalité est suffisante à nourrir la recherche artistique. Le quotidien est le sujet du peintre moderne. Le quotidien est le sujet du spectateur moderne.

Ces discours et ses oeuvres ne peuvent en effet exister que si le public en est réceptifs. Touts comme les images de cartes postales d’une campagne idéalisée d’un Millet ou encore d’un Lambinet, les artistes offrent aux spectateurs une oeuvre où la sensation est la seule possibilité et la simplicité d’observation d’un monde où chacun recompose son univers. Le réchauffement de la palette et la possibilité synesthésique croise une oeuvre qui est un concentré expérimental de la vie. Le peintre moderne est donc celui de la vie.

Ce rapport aux données physiologiques conduit les artistes à rompre définitivement avec les règles académiques de la composition. Si l’on considère les impressionnistes comme le premier mouvement moderne c’est qu’il ne tient plus compte d’aucune règle. La touche devient le symptôme d’une composition sensitive, l’aspect tactile et la décomposition étant une quête de la réalité du monde. Les peintres se reposent sur les théories de Hermann von Helmholtz qui énonce en 1878 dans l’optique et la peinture:

« j’ai déjà désigné la représentation que la peinture doit donner des lumières et des couleurs de ces objets comme une traduction, j’ai fait ressortir qu’en général elle ne pourrait être une copie fidèle de tous les détails. L’échelle modifiée que l’artiste est obligé d’employer dans beaucoup de cas, s’y opposent déjà. Il doit reproduire, non pas la couleur réelle des objets, mais l’impression qu’elle a produite ou produirait sur la vue, de façon à créer une image visible de ces objets aussi nette et aussi vivante que possible. »

L’image vivante est une image mouvante, subjective. L’idéalisation de l’oeuvre ou sa raison d’être est une fonction de sublimer le réel, d’en rendre tous les détails et toutes les structures. L’oeuvre devient une interface sensible entre deux subjectivités. Le sentiment est généré par la couleur, la touche, l’assemblage, la composition. La dissolution du sujet par les peintres impressionnistes conduit à une peinture phénoménologique, empirique. Le spectateur de la seconde moitié du XIXe siècle recherche une expérience visuel. L’art continue à véhiculer une image supérieure de la réalité.

Le sentiment est toujours présent dans la peinture impressionniste, il est juste tributaire de la sensation et de l’absorption visuelle du spectateur. L’oeuvre devient un objet autonome dont l’observation est la clef d’accès. Le principe moral est remplacé par une élévation sensorielle.

Le tableau est autonome du récit, du sujet, il est un concentré spectaculaire de la réalité. Ce questionnement du sentiment et de la sensation dans la peinture XIXe permet de saisir cette évolution de la peinture, ces questions réponses entre modernes et classiques. Il n’y a pas d’oppositions, simplement des recherches d’une volonté de retranscription et de communication. Le phénomène de fond est l’émergence du JE qui encore aujourd’hui est un critère dans la réalisation d’oeuvres.


lundi 14 février 2011

Le paysage: sujet d’une modernité déclarée ?

Le paysage sujet d’une modernité déclarée ?


Le paysage est le sujet d’une évolution de la peinture au XIXe siècle. La révolution impressionniste inscrit définitivement ce genre dans un cheminement moderne. Des peintures de Turner jusqu’au néo-impressionnisme, le paysage est-il pourtant le sujet d’une modernité déclarée ?

Chateaubriand, dans un texte court écrit en 1795 et publié en 1830 sous le titre Lettre sur le paysage en peinture, résume clairement l’état de ce genre, tenus pour mineurs, dont le public était alors si friand : « les paysagistes n’aiment point assez la nature et la connaissent peu. [...] Il semblerait que l’étude du paysage ne consiste que dans l’étude des coups de crayon ou de pinceau ; que tout l’art se réduit à assembler certains traits [...] Il en résulte des apparences d’arbres, de maisons, d’animaux et d’autres objets. Le paysagiste qui dessine ainsi ressemble pas mal à une femme qui fait de la dentelle [...] En causant ou en regardant ailleurs ; il résulte de cet ouvrage des pleins et des vides qui forment un tissu plus ou moins varié : appelez cela un métier, et non un art. Il faut que les élèves s’occupent d’abord de l’étude même de la nature : c’est au milieu des campagnes qu’ils doivent prendre leurs premières leçons. »


Le paysage est issu historiquement d’une peinture décorative et de vues topographiques qui ne relèvent que de techniques combinatoires. Ainsi ces assemblages comme pour un décor de théâtre n’étaient qu’un art d’agrément. À la révolution, fatigué d’une peinture officielle et historique l’attention du public se porta alors sur ce genre qui permettait de suspendre son rectangle d’Arcadie au-dessus de sa commode. La reconnaissance de la pratique du paysage se fit par la création d’un prix de Rome du paysage historique. Pierre Henri de Valenciennes donna une qualité académique à ce genre mineur dès lors qu’il prenait le prétexte de l’histoire et de la mythologie. Pour faire un « paysage historique », il suffisait d’animer la scène par quelques figures en costume pris au même magasin d’accessoires. C’était consacré officiellement un genre dont on ressentait déjà les limites.

Valenciennes et ses suiveurs n’ignorent pas la situation du paysage, les hollandais ont pratiqué des formes de paysage, visibles dans les grandes collections, connues par les uns, et qui n’avaient rien historiques. Valenciennes à ce sujet exprima : « la différence du tableau représentant une vache et quelques moutons paissant dans la prairie, à celui des funérailles de Phocion ; [...] D’un temps pluvieux de Ruisdael au Déluge du poussin ! Les premiers sont peint avec le sentiment de la couleur, les autres avec la couleur du sentiment. »

Le paysage historique est un travail d’atelier, de composition et d’assemblage, dont le régime historique l’éloigne obligatoirement d’une observation d’après nature. Chateaubriand en 1795 avait déjà conclu : « des études de cabinet, des copies sur des copies, ne remplaceront jamais un travail d’après nature. »


Au sein des collections du musée, le grand représentant de ce paysage historique est Millin Duperreux et sa grande toile Jeanne-d’Arc à Loches. Le peintre réalise un séjour dans le sud de la Touraine. À cette occasion il se confronte aux bâtiments historiques et semble trouver dans la citadelle de Loches un sujet digne de ce nom. Comme justification de cette représentation, le peintre anime la terrasse de la citadelle par l’annonce de la libération de la ville d’Orléans au roi. En 1824, son paysage historique se compose de deux pratiques. Tout d’abord il faut souligner que le peintre s’est rendu directement sur place pour la représentation de la citadelle. Il s’agit d’une étude que l’on peut considérer d’après nature. Les autres petits tableaux représentant Langeais ou bien encore la maison dite d’Agnès Sorel, témoignent de ce périple. La précision dans la représentation de la citadelle peut être analysée ou interprétée comme un travail à partir d’un objet observé. La posture s’inscrit dans un mouvement d’une modernité le peintre se rend sur place pour y trouver et relever son sujet. Mais les personnages accessoirisés nous ramènent à un travail d’atelier. Il faut d’abord souligner que la scène représentée par le peintre ne se passe pas à la citadelle de Loches mais de Chinon. L’artiste fait une composition académique, si le bâtiment semble être bien représenté, le paysage est complètement artificiel. L’invention et l’adaptation d’un sujet suivant la volonté du peintre théâtralise l’aspect même de la représentation. Dans la notice du premier guide du musée des Beaux-Arts datant de 1824, le récit et l’histoire prennent le pas sur le paysage. Dans cette envolée lyrique l’auteur arrive à reconnaître dans la jeune femme de trois-quarts dos Agnès Sorel. Cette peinture n’est donc pas naturaliste, mais bien idéale. Pourtant c’est grâce à ce type de tableaux que le paysage obtient une reconnaissance et une légitimité au sein de l’ Académie.

Nous pouvons considérer que les développements ultérieurs du paysage sont dus à cette réforme académique du début du XIXe siècle. En poussant l’analyse, l’éclosion de ce sujet moderne se fait avec un principe académique.


Le principe d’une peinture en plein air change son fonctionnement. Comme Chateaubriand le demandent à la fin du XVIIIe siècle, l’artiste ne doit pas faire une composition d’ateliers mais se confronter au sujet lui-même. Cette réorientation engage naturellement un changement de sujet. La campagne, les paysans, les activités quotidiennes, semblent suffire à justifier l’existence d’un tableau. Il faut remarquer que les toiles sont dans un premier temps de moyennes dimensions, jouant sur un format intermédiaire en comparaison de la Grande peinture.


La peinture romantique anglaise cherche par ce sujet du paysage à effacer le sujet pour une recherche technique. La volonté romantique est de traduire par des couleurs le monde des idées et des sentiments. Cela est important car ces théories permettent aux peintres de paysage de revendiquer la même sentimentalité que le paysage historique. Le traitement chromatique et sa composition permettent de comprendre que le peintre ne retranscrit pas le monde mais le sublime.

Notre analyse du tableau de 1848 d’Eugène Delacroix comédiens ou bouffons arabes concerve un écran culturel et intellectuel entre la nature et le peintre. Le paysage qui sert de toile de fond aux personnages au premier plan est réalisé d’après nature, il s’agit d’une vue au large de Tanger. Ce comportement pourrait être perçu comme le témoignage d’une peinture pleinairiste. Pourtant, le temps écoulé entre l’esquisse aquarellée et la composition du tableau relève d’une volonté expressive. L’application de la loi des contrastes simultanés comme clef de voûte de la composition du tableau montre un détournement culturel et intellectuel de la nature. Le principe d’assemblage est conservé. Mais la justification n’est pas historique ni même anecdotique. La composition est régie par un principe pictural dépassant même le sujet. Eugène Delacroix « utilise » ses études pour militer l’autonomie du tableau par rapport au sujet.


Ce voile culturel est tout aussi présent dans l’école de Barbizon. La redécouverte des hollandais du XVIIe siècle, connus par la gravure ou encore les tableaux du Louvre engagent les peintres dans une immersion dans la nature brute. Les sujets de paysans ou bien encore d’animaux dans des paysages font renaître une tradition présente depuis des siècles aux Pays-Bas. Les artistes de Barbizon ne sont pas des marginaux ainsi Rousseau entre salon en 1848. C’est alors pour ces artistes le temps de la reconnaissance officielle et le village devient aussi international que la ville de Rome en 1825. Les artistes de Barbizon sont présentés comme les pères spirituels de l’impressionniste. Ils restent pourtant liés à la dernière génération romantique. Leur patient travail et plaisir de peindre un sous-bois ou de rendre un crépuscule les mettent en communion avec les maîtres d’autrefois. Il y a alors toujours un principe culturel et intellectuel dans la pratique.


Léon Belly avec son tableau intitulé Forêt de Fontainebleau joue exactement dans ce sens. Dans un premier regard, ce tableau semble être une immersion complète et absolue du peintre dans la nature. La forêt de Fontainebleau n’a cessé de nourrir l’art et le regard des artistes pour le motif qu’elle leur offre, un rocher, du sable, elle présente plus de variations que tout autre et pourrait ainsi être susceptible à de multiples interprétations et surtout être investie par un imaginaire collectif capable d’y voir tantôt un reste du chaos originel, tantôt un diminutif des Alpes, tantôt l’image de la savane ou du Sahara, tantôt un aperçu de la Judée ou de la Grèce antique, voire tout simplement un morceau de Provence. Ce carré boisé tient une place privilégiée dans l’histoire de la peinture. En 1890 un critique posera la question : « La rénovation du paysage accomplie de 1830 à 1850 se serait elle produite au cas où la forêt de Fontainebleau n’existerait pas?»

Sa fréquentation par les artistes en font un sujet en permanence approprié. Elle est le lieu d’un dialogue exceptionnel entre la nature et l’art. Nous assistons à un processus d’artialisation d’un paysage. Aujourd’hui encore les aménagements de la forêt sont principalement ou partiellement subordonnés au modèle pictural.

Revenons au tableau. L’observation de la nature semble nous confronter un espace clos. La forêt dresse devant nous un mur. Cette frontalité n’est pas complète, Léon Belly prenant comme sujet une percée reposant sur une perspective géométrique définie par les arbres. Ces brèves informations permettent alors de comprendre et de concevoir la structuration de l’espace. Défini par une perspective, le paysage bascule d’un caractère naturel à un caractère artistique. La blancheur des arbres peut faire penser à des colonnades naturelles qui structurent et composent une spatialité artificielle. Le filtre culturel est conservé car la forêt de Fontainebleau doit être un sujet que l’artiste s’approprie. Le phénomène de retranscription conduit naturellement à évoquer une subjectivité artistique plus qu’une objectivité naturelle. Le paysage doit être pittoresque, c’est-à-dire plus beau que de nature. Cet intellectualisme s’inscrit en droite ligne de la reconnaissance du paysage depuis la fin du XVIIIe siècle. Les orientations artistiques changent et varient mais le paysage est digne d’intérêt que comme sujet pictural. La revendication d’une subjectivité correspond parfaitement à une posture moderne. Pourtant elle n’est pas en écho avec ce fantasme d’une peinture pleinairiste qui définit notre regard sur ces artistes.


La route des champs de Lambinet, datant de 1855, est une parfaite carte postale d’une image de la campagne française. Tout d’abord son titre nous informe du caractère générique et sûrement recomposé du tableau. La composition s’organise autour de trois activités agricoles : un labour, un berger et son troupeau, une jeune femme faisant une cueillette. La route des champs devrait nous permettre d’aller jusqu’au petit bois en contrebas au fond. Pourtant à l’inverse de la forêt de Fontainebleau, le chemin ne semble pas ici être un élément de pénétration visuelle et spatiale. L’uniformité de la composition a tendance à rabattre sur le caractère bidimensionnel de la toile ce paysage. La dominante jaune du ciel offre l’impression de douce chaleur et de doux rayonnements. L’épaisseur de la peinture pour le bois occupant la partie supérieure droite de la composition semble presque contrariée l’effet vaporeux du ciel de la partie gauche. Par un balancement et une pondération, le ciel se retrouve quand même à être plus léger que la terre. Les activités représentées ne sont pas en adéquation avec la saison. Un labour en plein mois d’août peut paraître étonnant. En analysant la composition chromatique nous découvrons un jeu subtil, où Lambinet « culturalise » son paysage. Ainsi la jeune femme présente les trois couleurs primaires et le blanc. Noyé dans une surface verte, vous y retrouvons un principe de la loi des contrastes simultanés. Il en est de même pour le berger. Habillé en bleu et ayant un chapeau jaune nous trouvons à sa droite des coquelicots et à sa gauche des moutons blanc. Nous avons ici un équilibrage une nouvelle fois entre la couleur primaire et sa complémentaire et la présence des deux autres primaires. L’anecdotique n’est pas le sujet du tableau. Même si ce dernier semble correspondre à ce goût pour l’image paysanne si chère aux spectateurs du salon. Nous avons une oscillation entre deux sujets probables, l’objet observé (la route des champs) et l’objet représenté (la composition chromatique) qui démontre le caractère manifeste et moderne de la peinture. Mais cette intellectualisation témoigne d’un travail d’atelier bien loin de l’image d’une peinture simplement de plein air.


Claude Monet un bras de Seine près de Vetheuil, 1878.

L’Impressionnisme marque une rupture par rapport aux paysages et à sa représentation. Paul Valéry raconte comment, se promenant avec Degas dans la Grande galerie du Louvre, il s’arrête devant un imposant tableau de Théodore Rousseau et engage le dialogue suivant :

« c’est superbe, dis-je, mais quel ennui de faire toutes ces feuilles... Ce doit être rudement embêtant...

  • Tais toi, me dit Degas, si ce n’était pas embêtant, ce ne serait pas amusant. »

L’observation minutieuse et l’immersion dans la nature tendent à faire disparaître la notion de sentiments qui depuis le début du XIXe siècle est attachée à l’école du paysage. Baudelaire en 1859 observe : « si tel assemblage d’arbres, de montagnes, d’eaux et de maisons, que nous appelons paysage, est beau, ce n’est pas par lui-même, mais par moi, par ma grâce propre, par l’idée ou le sentiment que j’y attache. »

L’impressionnisme se met dans une posture beaucoup plus descriptive qu’émotionnelle. Baudelaire lui-même considère cette émergence d’une peinture purement descriptive comme une sorte d’abaissement général. S’accordant avec les règles du naturalisme, les impressionnistes proposent une peinture où comme le souligne très bien Zola on n’y reconnaît la campagne moderne, c’est-à-dire authentique, d’ «une simplicité, une franchise héroïque». Odilon Redon dira : « M. Pissaro voit simplement, il a, dans la couleur, ces sacrifices qui n’expriment que plus vivement l’impression générale, toujours forte parce qu’elle est simple. »

Cette simplicité de la touche, cette construction très matiériste du tableau devient la marque d’une peinture qui ne se veut que l’impression. Au principe du sentiment, les artistes impressionnistes proposent, avec une grande finesse de cette touche décomposant le sujet, un traitement des sensations et du dynamisme.

L’impressionnisme conserve le caractère subjectif de la représentation du sujet et de la nature. En cela combien d’entre nous sont allés voir une exposition Claude Monet au Grand palais. La signature et l’appropriation par sa subjectivité du modèle naturel permet d’en faire un moyen d’expression. Mais à la différence des mouvements précédents, le tableau est réalisé sur le motif, sans recul intellectuel, simplement par confrontation sensorielle. Le caractère de plein air des impressionnistes, facilité par l’invention des tubes de peinture, définit un tout autre comportement. L’artiste dorénavant va battre la campagne et réaliser sur le motif et sur l’observation son tableau. Cette immédiateté semble alors rapprocher le sujet peint du sujet observé. La bascule vers un phénomène sensible renforce le caractère purement sensoriel du tableau.

Pourtant dans cette toile de 1878, quelques détails semblent bien au contraire jouer encore d’une parfaite théâtralité et d’une vocation d’élévation du sujet par sa représentation picturale. Tout d’abord la caractérisation par la touche des divers éléments naturels (touches horizontales pour le fleuve, touches courbes pour les arbres). Mais surtout les deux arbres les plus sombres de la frondaison avec leurs reflets forme un X noir qui barre la composition. À une certaine distance, cela permet au tableau de conserver une certaine illusion de profondeur. En se rapprochant, ce X au contraire revendique la planéité du support, son artificialité.


En posant cette question: le paysage est-il le sujet déclaré de la modernité ? Je voulais simplement attirer votre attention sur une raison de la construction et de la représentation du paysage en peinture. Il s’agit toujours chez un peintre de paysage historique jusqu’aux peintres impressionnistes un moyen de s’approprier un sujet identifiable et commun afin d’en faire un tableau d’une expression subjective. Évidemment les raisons d’être changent entre le début du XIXe siècle et le dernier quart. Mais malgré les termes de naturalisme, de réalisme, et même d’impressionnisme, les écoles de paysage du XIXe siècle proposent une adaptation par la peinture de la représentation de la nature. Ce n’est en aucun cas un fait uniquement moderne, au contraire c’est un principe de base de la peinture : elle est une représentation cherchant par tout sujet à évoquer un sentiment ou des sensations. Elle n’est donc pas une simple retranscription.

lundi 7 février 2011

Le voyage comme déplacement physique et mental : l’orientalisme

Le voyage comme déplacement physique et mental : l’orientalisme


L’intérêt pour le voyage et pour l’Orient dès la fin du XVIIIe siècle va devenir un des grands sujets de la peinture. La précédente conférence sur le naturalisme avait soulevé cet intérêt d’une confrontation directe, d’un objet observé. L’orientalisme devient prétexte d’un renouveau des thèmes chez les artistes académiques ou bien modernes.

La vogue du voyage en Orient concorde avec les grandes découvertes archéologiques du début du XIXe siècle. En 1798 les expéditions de Bonaparte en Égypte ouvrent la voie au voyage en Orient. Les notes et les dessins rapportés par Vivan Denon et publié sdans sa description de l’Égypte et les travaux de Champollion suscitent un engouement sans précédent. Dès 1830 dans l’ensemble de l’Europe, le voyage en Orient est le rite de passage obligé par lequel on accède à une double réalité celle de la connaissance et celle du désir. À partir du milieu du XIXe siècle l’évolution des techniques simplifie le voyage. La navigation à vapeur ou bien encore le chemin de fer rendent beaucoup plus proche beaucoup plus accessible ces contrées qui jusqu’alors été pour certaines hostiles aux voyageurs.

L’orientalisme s’exprime aussi bien à travers l’art, la littérature, la musique, l’architecture ou bien encore la photographie. des peintres académiques en passant par les romantiques jusqu’au symbolistes, ces sujets marquent la production artistique française et européenne du XIXe siècle. Mais cet Orient « orientalisant » est souvent dépeint par des artistes qui n’ont jamais quitté leur atelier. Au fil des salons, ces thèmes deviennent un sujet familier aux Parisiens. Dépassant la simple mode, cet orientalisme après 1850 est considéré comme le plus original du prolongement de la peinture romantique.

L’orientalisme n’est pas une école ou un style. Tout comme pour le naturalisme après lui, les oeuvres se trouvent uniquement regroupées par rapport aux thèmes abordés. La majeure partie des peintres de cette période vont à certains moments dans leur carrière aborder ce thème.

Chaque artiste traite selon sa propre sensibilité ses choix techniques et son degré de virtuosité cet Orient principalement fantasmé. Ainsi les techniques picturales et les styles évoluent tout au long du siècle en fonction des expériences artistiques, l’orientalisme va suivre, résultat de l’impact de la subjectivité du créateur sur le thème abordé. La confrontation entre naturalisme et idéal se trouve au coeur même de cet Orient « occidentalisé ».

On associe facilement l’orientalisme au voyage, le peintre orientaliste est celui qui voyage. Mais dans la réalité, nombre de peintres orientalistes ont voyagé réellement qu’autour de leur chevalet. Les peintres vont alors s’inspirer de récits de voyage et d’autres faits. Le développement de la photographie aidera en cela énormément d’artistes à matérialiser et représenter un Orient plus ou moins précis.

Jusqu’en 1840, les conditions de voyage sont difficiles, voire périlleuses. Relevant de l’expédition cela excite la curiosité de ces artistes. La plupart des peintres dans leurs habits de ce démon du voyage, accumulant de longs séjours entreprenants de véritables expéditions. Mais cet attrait à l’Orient est un engouement de l’Occident vis-à-vis de ces contrées. l’Orient est créé par l’Occident Le fantasme entre dans un mouvement où l’Occident définit l’Orient et l’orientalisme, comme le romantisme, est d’origine historique et littéraire.

De ce fantasme émerge une figure redondante, la jeune femme suave et alanguie. Jean Dominique Ingres, peintre néoclassique, présentera ce rêve éveillé d’un Orient quasi érotique. De La baigneuse de Valpinçon en 1808 au bain turc 1859 1863, il se rattache à la tradition héritée du XVIIIe siècle des grandes odalisques parisiennes de François Boucher ou de Fragonard. La plus célèbre d’entre elles, la Grande Odalisque 1814 propose dans un décor mi oriental mi classique une jeune femme allongée vue de dos. Les quelques accessoires donnent une teinte orientale à ce qui reste quand même une très belle étude d’une beauté féminine idéale. Les déformations anatomiques de ce corps et dans cette volonté de perfections proposent une mise en scène complètement théâtrale. Ces évocations littéraires poussent Ingres jusqu’à cette image de harem culminant dans le bain turc. Les jeunes femmes représentées ne sont en fait que les souvenirs d’études de travail des corps q faits depuis le début de sa carrière. Leur recomposition dans une scénographie orientale, souligne le caractère imaginaire et inventé de cette scène. Ce grand peintre à la reconnaissance officielle établie par ce changement de thème proposé une peinture assouplie. Le lécher et la transparence sont la base même de la composition, mais les déformations des corps et la nudité simplement descriptives confèrent au tableau un aspect sensible et non plus moral.


Eugène Giraud, femmes d’Alger.

Le sujet témoigne du même intérêt à la figure de la femme orientale cristallisant les pensées et les fantasmes de l’Orient. Ces figures féminines aux poses plus lascives les unes que les autres ont un fort pouvoir érotique et attractif. Les orientalistes montre élèvent l’anecdote contemporaine observée sur le vif au rang de grande peinture.

Le format ainsi que la composition témoigne l’ambition du tableau. Il remporte un grand succès au salon où Gautier qui aime tant les étoffes orientales remarque particulièrement « les costumes éclatants et coquets dont nous pouvons certifier l’exactitude ». Alexandre Dumas père souligne l’un des rares défauts de ses peintures non travaillé d’après modèle mais de mémoire. Eugène Giraud est un peintre formé à l’école des beaux-arts où il est admis en 1821, et qui fera son séjour à Rome en 1834. L’année suivante il entreprend un voyage consacré à l’Espagne et à l’Europe. Son tableau est une réponse académique à femmes d’Alger de 1834 d’Eugène Delacroix.

Le sous-titre du tableau intérieur de cour, nous plonge immédiatement dans une image intime d’une scène de gynécée. Femmes et enfants semblent à la fois poser et en même temps être absorbés par leurs activités. L’architecture crée un décor et ne propose qu’une plongée dans cet univers oriental et féminin. Les regards lancés par les jeunes femmes vers le spectateur l’invite au partage de cette intimité. La jeune femme tenant l’éventail chasse-mouches s’appuie sur le mur et par de cette inclinaison de tête, prend une pose des plus sensuelles.

Ce tableau oscille entre une volonté anecdotique et idéale, nourrie par les nombreux détails (le service à café, la cafetière sur le brûlot, l’éventail...) il semble en faire une scène de genre, d’activités quotidiennes. l’idéalisation par la brillance et la transparence des vêtements semble vous offrir une féminité oisive.

Ce flottement entre naturalisme et idéalisation témoigne d’une image de carte postale que les peintres académiques offrent aux spectateurs avides d’un fantasme plus qu’une réalité.

Intitulé femmes d’Alger ce tableau présente tout sauf des Algériennes. Les trois jeunes femmes sur le pas de la porte sont des modèles repris directement des croquis et des études qu’il a réalisées en Espagne. Dans l’ouverture de la porte deux autres femmes sont du du Moyen-Orient, voire subsaharienne.

L’observation ethnologique n’est pas l’enjeu du grand tableau de Giraud. Comme soulignée par Dumas, il a peint de mémoire. L’archétype est le fait et la volonté du peintre. Tous les détails concordent à nous offrir non une réalité mais un rêve dans lequel la sensualité de la femme orientale semble nous inviter à nous épanouir. Les jeux de lumière permettent de travailler une sensualité des matières, les aplats blancs des soieries voilant et dévoilant la nudité des jeunes femmes appellent à une sensualité du regard et de la peinture. La lumière d’Orient amène les artistes à une évolution très nette de la couleur et des effets. Les tons deviennent plus chauds, la palette évoque cette lumière et cette chaleur orientale. Les couleurs deviennent vives et chatoyantes.

Dans une parfaite maîtrise du registre descriptif de son tableau, Giraud semble presque par les effets de lumière amener le regard du spectateur à s’accrocher et se décrocher des détails dans une circulation du regard. Le public parisien aime collectionnés les objets et les tissus et Giraud leur offre un remplissage sensuel et féminin de cet amoncellement d’objets et de matières.

Les grandes dimensions du tableau peuvent être saisies comme témoin de cette idéalisation et la possibilité de se retrouver face à des jeunes femmes dont la taille semble octroyer une accessibilité complète et concrète des corps et du sujet.

Le modèle féminin est définitivement le grand sujet de cette peinture orientale et académique. La volonté du moralisation des grands sujets de peinture par le néoclassique se trouve contrariée ou assouplie par le thème oriental. Ce dernier nait en aucun cas d’un récit de voyage au souci ethnologique, l’orient dans ce point de vue est un fantasme de l’Occident.


Eugène Thirion Judith victorieuse, 1873

Ce tableau plus tardif témoigne de la conservation du fantasme féminin sur le thème oriental. Même si nous ne sommes plus dans une mouvance académique et plus proche du symbolisme, la femme sensuelle et charnelle reste fondamentalement l’icône de cet Orient.

L’histoire de Judith illustre parfaitement la femme fatale orientale. Sa posture de trois-quarts regard partant de la gauche une main appuyée sur un sabre et l’autre sur la tête de Holopherne, la montre triomphante. Elle n’a que faire de la tête de son ennemi comme des regards des quatre hommes se trouvant dans la partie droite du tableau. Ces derniers, subjugués pas la jeune femme, semblent représenter les quatre parties du monde et retenus par le parapet. L’un tend la tête et semble hypnotisé par la poitrine de Judith. Ainsi positionné il expose sa nuque. Ne serait-il pas un tant soit peu en danger ?

Thririon compose les effets de lumière par un fort empattement faisant penser au modèle vénitien par exemple de Véronèse. À la sensualité du corps de Judith correspond quasiment une sensualité de sa mise en couleur. Les verts acides de son vêtement semblent indiquer que l’artiste a offert à sa Judith un aspect tout à fait vénitien. Or, depuis le XVIe siècle Judith était devenue une icône la sensualité vénitienne, l’artiste semble ici l’intégrer.

L’idéalisation et la réflexion de ce peintre proche de Gustave Moreau et du symbolisme montre une composition où le sujet oriental est occidentalisé. Se reposant sur un récit historique, il nous propose une jeune femme orientale idéale où le spectateur oscille entre attraits et distance.


Eugène Delacroix, comédiens ou bouffons arabes, 1848

L’artiste romantique incarne par son séjour au Maroc l’orientalisme expérimenté, un Orient qui transforme et nourri un travail artistique.

Il séjourne de janvier à juin 1832 en compagnie d’une mission diplomatique menée en Afrique du Nord, Maroc et Algérie. ce voyage apparaît comme un élément capital en raison de la profonde influence qu’il aura sur le jeune peintre Eugène Delacroix. Confronté à cette beauté antique et classique qui semble avoir survécu dans ces régions, il prend conscience qu’il n’avait qu’une connaissance culturelle et intellectuelle de l’Orient qui devient alors une connaissance empirique.

Les comédiens ou bouffons arabes est une oeuvre réalisée 15 ans après son retour d’Orient. il témoigne de la vivacité, de la variété des teintes des paysages et costumes ou encore habitations que Delacroix a pu voir et étudier au plus près lors de son séjour. Ce tableau a fait l’objet d’une très longue maturation. Il reçoit un accueil mitigé de la critique lors de sa présentation 1848 au salon. Ainsi le paysage est souvent mis à défaut car il présente des verts trop crus qui ne correspondent pas à l’idéal désertique de l’orient des critiques.

Les différents protagonistes de la scène au premier plan sont tous extraits des carnets de dessins réalisés par Eugène Delacroix lors de son séjour. Car si l’artiste voyage, il réalise ses oeuvres lors de son retour à Paris. Et comme il le dit il ne garde de ce spectacle qui avait frappé sa vue « que ce qu’il faut ». Cette prise de distance avec le modèle lui permet ainsi de gagner pour lui en simplicité et de se l’approprier par ce travail de mémoire. Il dira « est-il possible de raconter de manière à se satisfaire les éléments les émotions variées dont se compose un voyage ? [...] On conviendra aussi que plus les souvenirs sont récents, plus il est difficile de fixer de manière à ne pas regretter d’omissions importantes. [...] En revanche, je vois clairement dans l’imagination toutes ces choses qu’on n’a pas besoin de noter et qui sont peut-être les seules qui méritent d’être conservées dans la mémoire [...]. »

Ce travail mémoriel déjà présent chez Giraud, prend une tout autre connotation chez Eugène Delacroix. Le voyage est un fait physique dont la qualité se retrouve dans l’activation de la mémoire pour la composition du tableau. Ainsi, peindre directement le sujet n’a pas d’intérêt, c’est par le souvenir que ce voyage redevient mental et surtout subjectif. Le tableau ne se veut plus l’anecdote d’un émerveillement et d’un dépaysement, il est une retranscription lyrique des sensations.

Delacroix ne propose pas une idéalisation, mais un romantisme où l’image repose sur un nombre d’observations dont la recomposition picturale sert à l’évocation d’un souvenir et d’un sentiment.

L’Orient est donc un moyen d’évoquer une réalité dont la bascule en peinture lui confère un caractère fictionnel et expressif.


Léon Belly

Ce peintre est connu pour une toile impressionnante, Pèlerins allant à la Mecque, considéré comme un des chefs-d’oeuvre de la peinture orientaliste et conservé aujourd’hui au Musée-d’Orsay.

Admis à l’école polytechnique, il s’orienta vers la peinture. Ses nombreux contacts et liens amicaux avec l’école de Barbizon lui donne sa formation artistique. Son premier voyage au Proche-Orient datent de 1850. Rentré en France il travailla en forêt de Fontainebleau.

Il multiplia les séjours en Orient, principalement en Égypte. Il fit de nombreuses études de personnage et d’animaux. Travaillant à la fois une volonté descriptive et picturale, son triomphe en 1861 avec les Pèlerins témoigne de sa grande qualité de coloriste et d’une saisie d’un Orient qui même si il appelle à l’imagination, semble réellement consécutif d’observation. Il appartient à cette génération de voyageurs de la seconde moitié du XIXe siècle, dont le séjour et la circulation est facilitée permet une meilleure intégration à ces populations et à ses régions. Malgré le fait qu’il stoppa ses voyages après 1862, le thème de l’Orient restera toujours un tant soit peu présent chez lui.


L’orientalisme est un mouvement qui stylistiquement est hétérogène. Chaque artiste trouve dans ce renouveau des thèmes le moyen d’expression purement et totalement subjective. L’Orient appelle au dépaysement et aux voyages. Non pas comme un déplacement physique mais comme un flottement mental. Le fantasme s’incarne par une féminité une sensualité ou bien par une lumière et les couleurs jusque-là jamais vues et nourrit tout un renouvellement de la construction même du tableau. Par l’évolution des thèmes vers une plus grande précision ethnologique, ce nouveau sujet permet aux artistes de retrouver un dialogue avec un spectateur dans un déplacement mental où l’imagination et l’observation s’entremêle pour faire de l’oeuvre une expérience.