mercredi 14 décembre 2011

Conclusion Vrai/faux semblants

Conclusion Vrai/faux semblants


Dernière conférence du cycle, il est l’heure de conclure.

Par le thème de la vraisemblance, nous avons abordé le rapport de l’oeuvre au réel et ce que nous avons défini comme la part de réalité et de vérité dans les pratiques picturales depuis la XVe siècle. Pour résumer et tenter de conclure sur les thèmes les plus vastes de l’art et de son histoire, il est bon de faire un bilan.

Tout d’abord sur le traitement chronologique et historique de notre sujet. Aborder le thème de l’imitation et de la représentation d’une réalité quasi tangible en peinture sur une période aussi étendue soulève le questionnement d’accepter une quasi transversalité de cette notion. Il s’agit aussi d’un positionnement intégrant un socle commun à toutes les pratiques artistiques ou tout du moins picturales entre le XVe et le XXe siècle. Cela peut paraître arbitraire, mais il s’agit de prendre conscience que lorsque l’on recherche la vérité non pas comme une quête, mais comme une interrogation du sujet en peinture, il faut toujours avoir conscience du jeu au sein duquel nous pratiquons. Le cadre des conférences passeport pour l’art est le musée des beaux-arts de Tours. Ce dernier présente une collection qui va de l’Antiquité à nos jours. Matériellement regroupés au sein d’une même structure, il s’agit donc de concevoir que dans une muséologie les oeuvres présentes un point commun est de permettre de creuser ou de tisser une étude entre toutes. Le propos tenu par l’oeuvre est tributaire de son cadre de monstration. Ainsi avoir conscience de ce cadre dans lequel nous présente ses tableaux est déjà une inflexion de sa lecture. La première part dans ce dispositif du discours contenu par le tableau est celle du patrimoine. L’oeuvre « choisie » comme un témoignage de la production artistique de son temps entre dans le musée au sein d’un dispositif qui conduit à ne pas remettre en cause sa valeur artistique.

L’une des données les plus fondamentales de la vraisemblance, du caractère imitatif et expressif de la peinture, est le jugement apposé au tableau. L’un des noeuds que nous avons essayés de défaire durant ce cycle est le rattachement fondamental de la représentation du réel comme la première qualité de la réalisation picturale. La volonté de créer une oeuvre suffisamment convaincante pour que son spectateur y voit un espace mimétique, la clé de voûte de la création d’un dialogue entre eux le sujet et son regardeur. Ces images du monde et les récits qu’elles reproduisent confèrent toujours en a la peinture une double nature quant au discours qu’elle tient. Image à elle seule ne suffit pas à générer un dialogue sentimental avec son sujet. L’imagerie religieuse qui au XIVe siècle oriente la raison d’être de l’image porte ce paradoxe. Donnant à voir ce qui ne peut être perçu dans le monde réel, l’artiste doit proposer en un instant une image qui soit plus belle que la réalité. Ce caractère paradoxal d’un sujet s’inspirant de la nature mais en proposant une image supérieure de ces dernières découlent sur le thème l’apparition et de l’émerveillement. La patrimonialisation de ce corpus d’images témoigne de son caractère supérieur. Ainsi tout objet intégrant la collection tend à être validée par la résonance historique des oeuvres qui chronologiquement le précèdent. Alors la vraisemblance se construit sur cette légitimité ou le spectateur cherche dans un discours polymorphe et individuel le lien qu’ils puissent avoir entre un panneau dévotionnel du XVe siècle et du papier peint du XXe.

Ce nivellement du discours n’est pourtant pas total, au sein du musée chaque période et chaque zone géographique sont individuellement présentées. Chaque pièce conduit le spectateur à circuler au travers d’un maillage historique. La vraisemblance se rattache à une lecture chronologique. La vérité d’un discours et d’une valeur d’un objet s’attache à un contexte sociologique. Pour en saisir son importance il faut faire l’effort de contextualiser les oeuvres. Ainsi les enjeux de la vraisemblance fonctionnent plus sur le principe du reflet que du miroir. L’oeuvre d’art se lie aux notions d’information et de signes qu’elle contient. Notre conscience historique juge la valeur du système artistique par la réception même de l’oeuvre.

Le développement d’une autonomie de l’oeuvre et du statut libérale de l’artiste se produit par le développement d’un discours accompagnant l’objet. La vraisemblance est une posture « critique » quant à la représentation et à sa validation. Quand on peut dématérialiser le tableau en proposant une description écrite ou orale, cela constitue une prise de conscience de l’expression même de l’artiste. Il s’agit d’une intellectualisation de l’art. La recherche de la vérité dans l’oeuvre ne peut se cantonner à la simple observation visuelle mais doit se faire dans la compréhension des réseaux intellectuels et philosophiques qui l’accompagnent. Aborder la vraisemblance consiste à réfléchir aux modalités de sa signification. Les images possèdent une double nature : oculaire et mentale. L’image n’est pas uniquement des formes mais aussi des signes qui doivent être compris et connus de son spectateur. L’oeuvre devient un symbole, c’est-à-dire une réalité abstraite, face à auquel tout spectateur voit un objet portant au-delà de sa représentation un discours. Nous avons abordé la symbolique pour comprendre les différentes strates possibles de la lecture même d’un sujet. Cette intellectualisation connaît pourtant ses limites, par les connaissances que nous possédons aujourd’hui.

L’oeuvre étant un objet socialement engagé, et le témoignage de toute l’évolution des discours de description du monde et de sa pénétration dans cet enjeu imitatif de la peinture. Par les « visions du monde » et le dialogue avec les sciences, nous avons abordé cette perméabilité entre l’oeuvre et son temps. L’artificialité ontologique de la peinture peux rendre méfiants quant à cette intégration des diverses descriptions (scientifique, philosophique, poétique...) dans la peinture.

Cette méfiance et ses interrogations créaient un va-et-vient dans notre rapport avec le tableau. Ayant conscience à ce dernier est un réceptacle à nos propres connaissances notre perception de sa vraisemblance va évoluer au fur et à mesure de notre propre curiosité intellectuelle. En n’y réfléchissant, un tel cycle n’aurait pas été envisageable il y a cinq ans de cela lorsque nous avons mis en place le cycle de conférences sur les collections permanentes au musée. Car comme dans toute démarche d’analyse il nous a fallu passer par ce registre descriptif et technique pour pouvoir aujourd’hui aborder un certain nombre de questionnements intellectuel, d’un enrichissement pas uniquement matériel mais principalement culturel. Rendre au début du XIXe siècle accessible l’ensemble de ses collections au plus grand nombre va dans ce sens. L’intitulé des cycles de conférences « passeport pour l’art » constitue déjà ce principe de passer dans un monde, au-delà d’une frontière pour un cheminement et une évolution.

Le rapport avec l’oeuvre ne peut uniquement se faire par le descriptif, mais elle ne peut non plus se faire uniquement par l’intellectuel. Le paradoxe de la vraisemblance pour l’oeuvre d’art c’est qu’elle nécessite de se confronter physiquement à elle pour pouvoir, dans une démarche d’appropriation, l’intellectualiser. Rien ne peut remplacer l’expérience visuelle face à une oeuvre. La conduite du regard, le jeu d’observation ont, dès son origine moderne, amené l’artiste à composer un tableau dont l’ensemble pouvait être assujetti à une dislocation par son spectateur.

La vraisemblance en peinture se nourrit de ces points de vue que l’on peut prendre sur l’oeuvre. L’oeuvre est une fenêtre ouverte sur le monde et ouverte sur l’histoire. Cette définition que je vous redonne à chaque cycle est pour moi centrale. Par sa subjectivité l’artiste donne son regard et son histoire. L’oeuvre est une matérialisation de sa carrière, de son discours... À ce niveau de compréhension, l’oeuvre est un fragment. C’est-à-dire une infime partie émergente d’un iceberg. La vraisemblance se passe tout autant en surface qu’en profondeur. L’artiste comme son spectateur a conscience de ce contenu souterrain. Ce dialogue qui s’instaure et nourrit par d’une curiosité et d’une délectation intellectuelle qui en résulte.

La compréhension d’une oeuvre d’art, même si elle ne peut jamais être totale, se fait dans une démarche active. D’un côté chez l’artiste qui convoque l’ensemble de ses connaissances afin d’exposer au regard de tous une oeuvre qui les interpelle et qui correspond (ou non) aux critères de son temps. De l’autre, le spectateur doit à son tour activer la composition pour en ressortir une jouissance à la fois physique et mentale.

Souvent nous entendons dire qu’une oeuvre se mérite par les efforts que l’on doit concéder pour son accessibilité. Cela n’est pas un effort douloureux mais doit rester profondément un plaisir. Car dans ce jeu du discours et de la vérité contenus dans l’oeuvre d’art, le terme de délectation sous-entend une logique du plaisir. Représenter une nature plus belle au sein du tableau consiste à offrir au regard une oeuvre visuelle supérieure au réel. Cette hiérarchie repose sur cet émerveillement que l’on peut avoir face à l’oeuvre.

L’une des origines que nous n’avons pas abordée dans le cadre de ce cycle vrai/faux semblants est la poétique. Car il s’agit bien là de la légitimation d’une représentation qui puisse se défaire de la simple figuration du réel. La part poétique dans la description du monde par les artistes plasticiens convoque le sentiment. Ce dernier se nourrit de l’imaginaire, le sentiment même que l’objet représenté puisse être sujet à une flânerie mentale.

L’artiste n’est pas uniquement le manipulé il est aussi manipulateur. Ainsi remettant en cause les données scientifiques et cartésiennes de la description du monde, il nous offre une image qui nous déstabilise. La création de sentiments contradictoires et du plaisir à observer une scène qui dans la réalité nous choquerait, nous interroge personnellement sur cette capacité de l’oeuvre à s’extraire du réel. Ainsi arrêterions nous face à une carcasse d’un boeuf ou bien encore à un gisant ? Une grande partie des sujets religieux et mythologiques nous confronte à la mort, au cadavérique. L’image oscille entre violence et douceur. Cette double nature est provoquée par l’artiste pour générer cette confrontation et des sentiments exacerbés. Car le sujet étant représenté plus beau que de nature, il doit aussi générer des sentiments supérieurs à ceux de l’expérience du réel. Le paradoxe de la vraisemblance, c’est-à-dire de la vérité du discours de l’oeuvre, repose en partie sur son caractère expressif. Les sentiments sont ceux qui confèrent à l’oeuvre une valeur supérieure à un autre objet visuel. Scruter le tableau consiste à chercher les moyens mis en place par le plasticien pour nous toucher. Comprendre cette démarche c’est en partie faire apparaitre/disparaître une part de l’aura immatérielle de l’oeuvre.

Car ce qui est consécutif d’une matérialisation et d’une dématérialisation des discours tenus par l’oeuvre d’art est la création d’une aura, d’un rayonnement. L’oeuvre contient-elle plus que ce qu’elle figure, cela est certain. Étant devenu un symbole elle possède cette réalité abstraite qui crée comme un nimbe imperceptible visuellement et compréhensible mentalement.

Mais il ne faut pas oublier que l’art est aussi un jeu, celui du plaisir de l’oeuvre qui demande notre curiosité. Cette quête d’une vérité nous conduit inexorablement à la faire notre. L’art est délectation, un des historien d’art qui à jouer de cette passerelle est Daniel Arasse. Évidemment que ces propos puisse être remis en cause. Mais il offre une vraie part au subjectif, une vrai part au regard que l’on a tendance à oublier. Dans son ouvrage «On y voit rien», il interroge le fait de regarder une peinture. Que pensons ou imaginons nous devant un tableau ? Qu’est ce que l’on voit ? Qu’est ce que l’on devine ?

Le titre «on y voit rien» fait que ce rien n’est pas rien.

«Je vous vois venir : vous allez encore dire que j'exagère, que je me fais plaisir mais que je surinterprète. me faire plaisir, je ne demande pas mieux, mais, quant à surinterpréter, c'est vous qui exagérez. C'est vrai, j'y vois beaucoup de choses dans cet escargot ; mais après tout, si le peintre l'a peint de cette façon, c'est bien pour qu'on le voie et qu'on se demande ce qu'il vient faire là. Vous trouvez ça normal, vous ? Dans le somptueux palais de Marie, au moment (ô combien sacré de l'Annonciation, un gros escargot qui chemine, yeux bien tendus, de l'Ange vers la Vierge, vous n'y trouvez rien à redire ? Et au tout premier plan, pour un peu, on verrait la piste que sa bave trace derrière lui ! Dans le palais de Marie, si propre, si pure, la Vierge immaculée, ce baveux fait plutôt désordre et, en plus, il est tout sauf discret. Loin de le cacher, le peintre l'a mis sous nos yeux, immanquable. On finit par ne plus voir que lui, par ne plus penser qu'à lui, qu'à ça : qu'est-ce qu'il fait là ?» Daniel Arasse on y voit rien.


«On dirait que tu pars des textes, que tu as besoin de textes pour interpréter les tableaux, comme si tu ne faisais confiance ni à ton regard pour voir ni aux tableaux pour te montrer, d'eux-mêmes, ce que le peintre a voulu exprimer.» Daniel Arasse


Cette question de confiance est inhérente à celle de la vraisemblance et du regard que l’on pose sur la peinture. En aparté, la semaine dernière nous abordions la notion de richesse. La richesse culturelle vient de la confiance que l’on a dans son regard. Évidemment le discours de l’historien d’art à une légitimité intellectuelle. Mais votre regard est tout aussi légitime. Savoir regarder demande du temps et des efforts. Cela apporte, enrichie et surtout distraie. Se distraire c’est s’amuser, mais se n’est pas être inattentif, bien au contraire. C’est se poser des questions qui ne sont flottantes mais reposent sur l’oeuvre, sur cette matérialisation.

Tenter de définir la vérité en peinture c’est comme une quête du Saint Graal, ce qui est important ce n’est le graal, mais le cheminement, la quête.

C’est pour cela qu’il ne faut jamais s’oublier en peinture. Qu’il ne faut jamais omettre cette richesse que donne l’oeuvre à celui qui prend le temps de l’activer. La vérité en peinture est celle de l’artiste et la notre, personnelle et intime.


mardi 6 décembre 2011

Le Ready-made objet ou oeuvre ?

Le Ready-made objet ou oeuvre ?

Dans cette confrontation à la vérité du réel, le geste de Marcel Duchamp de considérer que le choix par l’artiste d’un objet manufacturé déjà existant et de son glissement dans le monde de l’art est en soi une création, bouleverse la vraisemblance. Le Ready-made, c’est à dire «tout fait» est une collusion de ce questionnement de vrai et faux semblant. Nous sommes toujours interpelés par l’objet brut hors de son champ réel. L’oeuvre peinte est mensongère, mais lorsque l’objet présenté est non artificiel, nous sommes déstabilisés dans notre habitude relationnelle à l’oeuvre. Pourtant le Ready-made n’est il pas la plus honnête des vraisemblances ?

Marcel Duchamp définit le ready made comme un "objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste".

Avant-dernière conférence consacrée à la vraisemblance du rapport engagé dans la représentation par l’art avec la réalité, le ready-made témoigne d’un geste artistique où le réel est directement présenté. La question qui peut alors se poser est de savoir si nous sommes confrontés à une oeuvre ou bien un objet. La représentation du quotidien et la transfiguration de l’objet par la peinture proposent une élévation de la valeur de l’objet lui-même.

Le geste de l’artiste propose dans cette discussion avec l’imitation les deux caractéristiques de la technique et de la théorie. De tout temps le jugement de la valeur de l’oeuvre repose sur ce principe que le technicien est aussi un intellectuel. La vérité du sujet en art se veut dans cette double nature de la représentation.

L’avènement de sujets considérés comme inférieurs peut légitimer une raison uniquement expressive et matiériste de la peinture. Pour comprendre l’intégration du geste de Marcel Duchamp dans ce cheminement du rapport de l’art au réel il faut revenir sur « l’éloge du quotidien » qui se bâtit à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Les compositions et évolutions de la nature morte aménagent une représentation de l’objet qui porte fondamentalement par le geste théorique de la peinture, une symbolique ou tout du moins un discours. Les natures mortes de Chardin présentent un épaississement pictural qui iront avec le principe de transparence et d’opacité inhérent à la mimésis. Lorsque Diderot commente le panier de fraises ne dit-il pas que Chardin à écraser les fruits à la surface de sa toile. Cela signifie que le trompe-l’oeil semble porter pour la nature morte, la vérité même du sujet dans un faux semblant. L’opacité ainsi acquise par le tableau permet à l’artiste de conserver un certain crédit vraisemblant. Car la matière étalée par Chardin à la surface de son tableau correspond à la pulpe du fruit qu’il représente. La nature morte correspond à l’élection et à la bascule par le choix de l’artiste d’objets de moindre importance dans le monde de l’art.

Ce transfert consiste donc à glisser de la réalité ou du réel vers un espace artificiel et imaginaire. L’art devient unlieu où le spectateur est conscient que l’expérience qui lui est offerte reposent sur une codification qui n’est pas celle du réel. C’est ce que nous avons déjà souligné par l’expression de « jeu de dupes », nous sommes conscients que la représentation n’est pas une présentation. Le basculement d’un objet et son intégration à une composition lui confère une beauté supérieure au réel, nourrie par son contenu conceptuel. La vraisemblance, c’est-à-dire la vérité, repose sur cette union entre reconnaissance et analyse. Le panier de fraises de Chardin est un témoignage de l’artiste plus que de la figuration des fruits eux-mêmes.

Des règles de composition sont conservés pour la nature morte. Les jeux d’équilibre, de mise en lumière codifient encore profondément le sujet. Au XIXe siècle, la nature morte connaît un renouveau. La simplicité du sujet va permettre aux artistes de témoigner de leur point de vue subjectif sur le réel. Car ce qui est à souligner dans la représentation d’objets extraits par le geste artistique du réel, c’est le dialogue engagé entre le réel et sa figuration. L’un des enjeux, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, est de rapprocher l’art du présent. Cela signifie de la part des artistes modernes, comme les romantiques, les impressionnistes, les néo-impressionnistes etc. De dynamiter le régime historique de la valeur du sujet. Pour ces artistes l’enjeu est de créer une oeuvre en corrélation avec leur temps. Que l’objet s’inscrit durablement dans le présent.

La notion de vérité portée par les arts a toujours été liée à la période qui voit naître l’oeuvre. Les jugements moraux, politiques, religieux et contemplatifs de la peinture d’histoire repose sur la relecture des grands exemples du passé et leur figuration. La vraisemblance conserve les raisons d’enseignements et d’instructions liées originellement au sujet religieux. La symbolique permet de conserver ce rattachement au travers d’une figuration de sujets simples.

La modification de l’impact de l’oeuvre sur son spectateur correspond à un changement de mentalité ainsi que de raison d’être du tableau. Les natures mortes cubistes figurent l’objet dans son « désossement » pictural. Si le tableau n’est pas un sujet mais avant toute une matière, l’objet doit se plier ou se déplier pour correspondre aux matériaux. Nous pouvons envisager que les déconstructions spatiales et mimétiques des artistes modernes du début du XXe siècle constituent les dernières attaques en règle des principes académiques. Mais il ne s’agit pas d’une rupture absolue, la part théorique qualifiée de «disposition» par André Félibien dans la préface des conférences de l’académie royale de peintures et de sculptures, est toujours présente dans le geste artistique. La surface picturale devenant un enjeu de l’expression de la subjectivité de l’artiste, sa déformation en devient le témoignage.

La posture de l’artiste appuie sa composition. La mise en place d’une subjectivité et une individualité exacerbée s’applique tout autant à la société et au monde de l’art. Dans un régime temporel de l’oeuvre qui s’accélère et se contemporanise, la trajectoire de l’artiste devient le seul temps de l’art. L’oeuvre d’art devient un objet contemporain, une matérialisation d’un réseau de pensées et d’observations de l’artiste sur son temps.

De ce traitement matériel du cubisme émergent deux voies envisageables. D’une part une construction uniquement matiériste permettant par les jeux de couleurs et de formes de structurer une oeuvre dont la spiritualité et la sensorialité vient à toucher par l’abstrait ses spectateurs. D’autre part un mouvement de réaction va très rapidement s’organiser face à cet art pour l’art. En parallèle de l’émergence de l’art abstrait se trouve une démarche d’intégration de résidus et d’assemblages d’images appartenant au réel et reconstruit par l’artiste.

En ayant accordé à l’objet une valeur symbolique et une certaine transcendance ces remontages au sein de l’oeuvre peuvent permettre de conserver non plus une représentation mais un collage du réel directement dans le monde de l’art. Cette intrusion du réel au sein d’un monde artificiel perturbe les critères traditionnels du jugement artistique. Même coupé de tout référent visuel au réel, la peinture abstraite restait un cheminement de la volonté d’empathie et de sentiments contenus dans l’oeuvre d’art. Le geste de Marcel Duchamp de choisir un objet «tout fait» pour le présenter tel quel correspond à cette révolte dadaïste. Saisissant le cheminement historique qui mène petit à petit à la déconstruction du sujet, les artistes dadaïstes manifestent une rupture avec les principes d’émotions esthétiques.

Revenons plus précisément sur le cas de Marcel Duchamp. En 1913 il réalise son premier ready-made en plaçant une roue de bicyclette sur un tabouret. En 1914 il choisit dans un catalogue de grands magasins un sèche bouteille et en 1917 il présente sa Fontaine, urinoir retourné et signé R. Mutt.

Pour Marcel Duchamp, comme il le précisera plus tard, son but était de « parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous ayez pas d’émotion esthétique. Le choix de ready-made est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que son absence totale de bons ou de mauvais goût ». Le caractère esthétisant des jugements académiques et sa poursuite par le jugement critique repose toujours sur ce que l’on peut qualifier d’entités relationnelles. C’est-à-dire d’un certain nombre d’éléments extérieurs à l’oeuvre qui lui confèrent cette valeur supérieure. Ce tissu de relations, le poids de l’histoire qui l’entoure, les énergies qui la traversent, le destin de l’individu qu’il a engendré et la résonance qui trouve dans le nôtre, le silence qu’il nous impose où la parole qu’il presse de produire, réintègre inexorablement l’oeuvre dans ce mariage. Tel un symbole l’oeuvre est toujours romantique et psychologique. Pour Duchamp faire de l’art c’est choisir. Le corollaire de cette constatation c’est que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » ainsi que les institutions qui les exposent. pour Duchamp ainsi que pour les dadaïstes, le fonctionnement critique et institutionnels du monde de l’art même si ils se revendiquent comme modernes n’en reste pas moins attaché un vieux système de codification. De cette posture dadaïste et nihiliste, Duchamp va s’amuser de cette modernité qui revendique la disparition de critères de sélection et la possibilité d’une expression dégagée de tout jugement. Fontaine est symptomatique d’une posture et d’un geste artistique.

Marcel Duchamp soumet au Jury de la première exposition de la société des artistes indépendants de New-York en 1917, un urinoir en porcelaine, renversé et signé «R. Mutt».

Marcel Duchamp est à cette époque un des membres directeur de la société. Le principe de la société, fondée en 1916, est que tout artiste puisse en devenir membre en remplissant un simple formulaire. Il n’y a «ni jury, ni récompense» comme pour la société des artistes indépendants fondée en 1884 à Paris et qui avait refusé en 1912 le Nu descendant l’escalier de Duchamp.

Pour le premier salon, à New-York en avril 1917, la société américaine permet que tout artiste, moyennant un prix de six dollars, expose l’objet de son choix sans que le jury ne fasse aucune sélection. Il ne devrait y avoir de refusé pour des raisons esthétiques.

L’objet «choisi» par Duchamp est un urinoir industriel, article de sanitaire acheté au magasin de la société J.L. Mott iron Works. Or, l’oeuvre envoyé par R. Mutt n’est pas exposée sous le prétexte que sa place n’est pas une exposition d’art et ce n’est pas une oeuvre, selon quelque définition que ce soit. La décision fut prise par le président de la société, au terme d’un vote à la majorité qui a réuni les membres du comité directeur, la veille du vernissage. Cela contrarie le principe suivant lequel il n’y a pas de jury. Les motifs invoqués pour refuser est que l’objet est immoral et vulgaire et qu’il est un plagiat ou plutôt une pièce commerciale ressortissant à l’art du plombier. Les défenseurs de R. Mutt (artiste de Chicago suivant la fausse identité donnée par Duchamp) souligne que l’artiste a payé son droit d’admission et Arensberg souligne qu’ «une forme séduisante a été révélée, libérée de sa valeur d’usage» et que «quelqu’un a accompli un geste esthétique.» Lorsque Duchamp apprend que l'objet de Richard Mutt a été refusé, il démissionne du comité directeur de la société, sans dévoiler toutefois sa paternité .

L’urinoir de Duchamp rentre alors dans la postérité car ce refus va devenir sympotmatique d’un critère de sélection du salons des indépendants. L’objet sera exposé quelques temps plus tard dans la galerie d’Alfred Stieglitz. La question soulevée est de savoir si il s’agit réellement d’un geste artistique ou bien juste d’une blague. Encore aujourd’hui lorsque l’on présente les refaits de cette ouvre il s’agit toujours de la même question.

Pourtant, en désactivant l’urinoir, qui devient un objet non fonctionnel, il y a une réelle bascule dans l’art. L’objet industriel est un sujet de la photographie. Mais tant qu’il est rattaché à son image et non à sa réalité, il demeure une démarche artistique témoignant de son temps.

Le geste de Duchamp prend sa place dans notre problématique. La représentation d’un objet en peinture ou en photographie lui octroie un statut supérieur. Le geste de l’artiste est une vraisemblance, une vérité.

En soumettant un objet non transformé mais détourné, Duchamp réduit l’espace entre l’objet et son auteur, l’objet et son public, l’objet et l’institution artistique. L’oeuvre partage avec tout autre l’énoncé «ceci est de l’art».

Le geste du choix d’un objet par un artiste et de sa présentation est fondamentalement rattaché que n’importe quoi peut devenir sujet d’une vérité artistique. Ce qui procure une certaine transfiguration, de ce n’importe quoi en oeuvre d’art, est le médium. Un verre de vin en peinture et plus d’un verre de vin. Car l’on considère que la composition picturale est à la fois un geste technique et un engagement théorique. Mais la découverte de Duchamp soulève la question que l’« on peut être artiste sans être rien de particulier ». Le geste technique inclus dans la matérialisation de la figuration de l’objet reste. Mais quant à sur le coup il n’y a plus d’actes physiques de création, mais simplement une sélection de l’objet, ce dernier ne semble pas avoir le contenu esthétique suffisant pour porter cette vraisemblance picturale. Pourtant, l’urinoir étant désactivé, il n’est pas un objet fonctionnel et n’est plus qu’une forme. Il présente alors les caractéristiques visuelles d’une forme biomorphique. Étonnamment, si nous pouvons nous dégager de l’objet lorsqu’il est représenté, et ainsi interroger un geste artistique. Cet exercice mental semble contrarié lorsque nous nous retrouvons face à l’objet lui-même. La vérité du discours n’étant plus assujetti dans le premier temps d’observation à cet effet de dupes de l’imitation, l’objet lui-même ne semble plus transfiguré.

C’est sur ce point que la question se pose de savoir si la vraisemblance en art est portée par le sujet (l’objet) ou bien la matière. Tous les critères d’une nature morte se retrouve dans le geste de Marcel Duchamp. Il choisit un objet pour sa forme, il décide de le présenter aux spectateurs, ce dernier n’a plus sa fonction première. Si un fromage peut devenir un sujet d’une oeuvre d’art pourquoi pas un urinoir ?

La vraisemblance considérée comme le discours de vérité contenue par le sujet et par l’oeuvre elle-même interpelle la nature même de l’oeuvre dans sa relation au réel. La conférence précédente témoignait de la valeur symbolique, c’est-à-dire de la réalité abstraite contenue dans la représentation d’un objet au sein d’une composition picturale. Or Fontaine de Marcel Duchamp prend une charge symbolique et d’analyse, car derrière ce qui est techniquement un non-geste engage théoriquement un grand nombre d’enjeux.

Il y a eu de très nombreuses propositions d’analyse sur l’urinoir. De sa forme inversée quasi vaginale, de cette signature R. Mutt, ou encore de son impact sur la création artistique. Car à l’intrusion du réel comme geste artistique, l’artiste se joue de ce phénomène de présentation et de représentation contenue par la vraisemblance. En effet tout objet figuré reste l’objet lui-même. Cette reconnaissance est le premier temps d’observation de n’importe quelle oeuvre d’art. Mais consciemment nous savons qu’il s’agit d’une représentation, c’est-à-dire d’une idée. Lorsque l’objet est détourné nous percevons une présentation. Un régime idéal derrière lequel se trouve une pensée. Toute la thématique de la vraisemblance et de l’imitation repose sur ce consensus que l’oeuvre présente un objet qui est en soi une idée, un symbole, une posture.

Par son geste Marcel Duchamp court-circuite la représentation. Le principe du ready-made aurait pu donner naissance à des milliers voire des millions d’oeuvres d’art de la part de l’artiste. Pourtant il n’y a que très peu de ready-made. Car chaque objet semble être choisi par Marcel Duchamp avec la plus grande attention. Ce n’est pas parce que le geste est simple techniquement que l’oeuvre l’est tout autant. Aujourd’hui, Fontaine est devenu un des symboles de la modernité. Il s’agit concrètement d’une bascule fondamentale dans le régime conceptuel du geste de l’artiste. La vraisemblance considérée comme la vérité a toujours été nourrie et étayée de la qualité du geste intellectuel d’un artiste et non le geste technique d’un artisan. À la suite de cette interaction entre le réel et l’imaginaire, les artistes vont s’approprier l’objet pour en faire une oeuvre. Dans une société de plus en plus productiviste, l’objet manufacturé devient le témoin de cette accumulation. Les artistes dadaïstes, du pop Art, les nouveaux réalistes, etc. et toute la création artistique de la seconde moitié du XXe siècle, joue de cette perturbation dans la vérité et la vraisemblance, le choix de l’artiste légitime t-il l’élévation de l’objet au statut d’oeuvre ? Étonnamment nous ne nous posons pas cette question lorsque l’objet est peint ou photographié, mais uniquement lorsqu’il nous est proposé tel quel. Il ne s’agit pas de justifier la présence de l’objet, mais de se demander le contenu du geste de l’artiste. Du moment où la vérité de l’art devient celle de la posture de son faiseur, alors tout peut devenir oeuvre, du moment où l’artiste assume son geste. La complexité introduite par le ready-made est de savoir où s’arrête le réel et où débute l’art. Mais aussi de ne jamais oublier que l’art est un amusement pour celui qui fait et que pour celui qui regarde.