mercredi 3 novembre 2010

peinture et toucher

Peinture et toucher.


«On ne touche pas la peinture! Seulement avec les yeux.» Voilà ce que l’on peut répéter et entendre dans les salles d’un musée à longueur d’année. Pourtant dans une étroite relation avec une vraisemblance et une réalité suggérée par la peinture le toucher est naturellement convoqué visuellement par le peintre. En effet, si l’oeil permet une première saisie du réel, la main et le corps auquel elle est rattachée le matérialise et le rend accessible. Entre le XIVe et le XXe siècle, l’histoire du tactile en peinture se joue dans une pensée d’une convocation d’un rapprochement de l’espace pictural et de l’espace concret. Que cela soit des contacts entre les différents protagonistes d’une scène, ou bien une revendication d’une matérialité picturale touchant activement le spectateur, la peinture convoque le sens du toucher afin de s’accorder une immersion sensorielle supplémentaire. Aborder l’espace et le temps par la sensorialité nécessite de se poser la question d’un tactilisme de la peinture. Le caractère empirique du tableau jouant sur un impact visuel sur le spectateur convoque naturellement le corps comme intermédiaire. Par les personnages figurés et le spectateur, par le toucher la peinture donne à prendre et non plus simplement à voir la représentation.

Le sens du toucher une mise en place du corps par ses terminaisons nerveuses, en convoquant le sens du toucher les artistes favorisent une projection et un investissement corporel. Le contact est le point où deux corps se touchent. Le contact est une possibilité de localisation et un élément fondamental du développement de l’espace et de la vraisemblance en peinture. Dans le cadre du cycle de conférences espaces temps et sensorialité, le toucher témoigne d’une recherche et d’une volonté à convoquer le corps dans une relation « réelle » avec la peinture. En effet, si la vue est le premier repère spatial, le corps et le toucher en est le deuxième.


L’incarnation consécutive d’un rapprochement entre le divin et le dévot conduit à une représentation tactile et à une accessibilité du corps figuré. Dans la Vierge aux cerises, l’enfant bras tendu semble vouloir attraper les fruits que tient sa mère dans sa main droite. Au-delà de donner une image infantile, les cerises deviennent un objet de convoitise. La peinture doit rendre convaincant ce geste de vouloir attraper et de créer un contact.

Les Vierges à l’enfant sont une iconographie de contact entre la mère et le fils. Marie représente la part terrestre à l’origine de l’incarnation de Jésus. En l’appuyant sur sa mère, cette iconographie renvoie directement au mystère de son incarnation. La Vierge incarne l’intercession entre son fils et nous. Les cerises qu’elle tient dans sa main, sont la preuve sa nature terrestre permettant d’envisager que nous-mêmes nous la touchions. Le corps de la sainte nous est ainsi offert. Les caractéristiques de féminisation perceptibles par les hanches marquées et une poitrine naissante renforce une accessibilité. La Vierge est une interface de contacts entre le dévot et l’enfant.

Le contact et les communications physiques entre les différents personnages d’une figuration religieuse permettent de construire un réseau dans lequel le dévot fait lui-même partie. L’enjeu d’une iconographie dévotionnelle est de mettre en contact les saints personnages avec le dévot. Le tactile permet d’appuyer la relation entre les figures de nature humaine et des figures de nature divine. Si le regard et sa vectorisation ont un rôle didactique et directif, le toucher et les contacts physiques entre les saints personnages jouent du même fonctionnement en convoquant non plus la perception visuelle mais la projection corporelle dans une relation au figures saintes.

Une autre iconographie mettant en scène la Vierge et Jésus joue d’un phénomène inverse. Il s’agit du couronnement de la Vierge. Le geste représenté de déposer la couronne sur la tête de Marie est comme suspendu. La consécration de la Vierge par son couronnement lui confère une nature moins humaine et plus divine. En comparant le couronnement réalisé à Bologne et le couronnement de Lorenzo Veneziano, nous pouvons comprendre cette esthétique du contact par le geste même de la Vierge. En ouvrant ses bras sur le panneau vénitien elle témoigne de l’acceptation de son couronnement. Ce geste peut être analysé comme un mouvement pour enlacer son fils. Même si le contact ou le toucher ne sont pas figurés, la gestuelle permet de les imaginer. La relation entre la mère et le fils est de plus en plus étroite et intime. Comme observé dans la précédente conférence «la peinture, un objet empirique ?», le lien entre la mère et le fils pour la Vierge allaitante figure ce compact et ce toucher d’une intimité où l’enfant saisi pour téter le sein de sa mère.

Cette représentation du contact et du lien physique unifiant la mère et le fils renforce l’accessibilité à la figure de Jésus, mais aussi consacre une part de la divinité de la figure de Marie. En représentant un lien terrestre et incarné, cela rend les figures accessibles non simplement visuellement dans une scène distante mais physiquement et corporellement dans une proximité avec le sujet. Le toucher pour la période des primitifs est un vocabulaire où la figuration sert un rapprochement de l’image et du spectateur. En convoquant ainsi l’incarnation des figures, mais aussi l’incarnation et l’individualité du spectateur, le toucher témoigne de cette mutation de l’image entre le Moyen Âge et la Renaissance.

La communication tactile entre les différents personnages peut définir leur nature. Chez Eustache Le Sueur dans son tableau la Vierge à l’enfant et saint Jean-Baptiste, nous pouvons voir saint Jean-Baptiste soulever et toucher la jambe de l’enfant. Cette figuration renforce la vérification de l’incarnation. En effet, avec la représentation du toucher, l’artiste figure un poids du à la chair. Du point de vue iconographique, cette « vérification » de saint Jean-Baptiste permet de figurer la validation par le dernier prophète de l’incarnation du fils de Dieu. Cela appuie le rapprochement et l’accessibilité à la figure de l’enfant pour le dévot. Le corps présenté ne nous est pas inaccessible bien au contraire, il nous est concrètement et complètement offert visuellement mais aussi tactilement.

Si la vue est le sens fondamental de la peinture, le toucher est une construction et un vocabulaire renforçant l’accessibilité aux figures. Pour la même période du XVIIe siècle, nous pouvons nous arrêter sur le sens du toucher repris à partir d’une estampe d’Abraham Bosse. Ce tableau présente la mauvaise et la bonne utilisation du sens. Commençons par la mauvaise, figurée au premier plan, avec cette jeune femme sur les genoux d’un homme qui s’échangent un certain nombre de caresses. Si dans une image religieuse l’accessibilité aux corps sert à valider l’incarnation et à rendre le saint personnage accessible aux spectateurs, cela ne doit pas être dévoyé dans une image représentant un corps profane et accessible. La bonne utilisation est figurée par la servante au second plan de la composition qui touche les draperies leur douceur et leur qualité tactile. Le toucher est important pour renforcer le lien avec la réalité. Mais faut-il encore savoir ce qui est bon ou mauvais de toucher.

Dans la Sainte-Famille avec saint Jean-Baptiste copie d’après le Caravage, nous voyons se mettre en place une double mise en scène tactile. La main de saint Jean-Baptiste est comme arrêteée ou guideée par celle de Joseph. Saint Jean-Baptiste figure intermédiaire entre la Sainte-Famille et nous , nous met physiquement en contact avec Joseph. Notre circulation au sein du groupe pour arriver jusqu’à l’enfant va donc passer dans un cheminement dévotionel hiérarchisé. Par contact nous passons de saint Jean-Baptiste à Joseph, de Joseph à Marie et de Marie à l’enfant. Le Caravage utilise toujours le principe du toucher comme un moyen de rendre accessible les figures représentées. Mais avec le clair-obscur et l’attention apportée aux teintes et textures des drapés, il semble que le toucher ne soit pas simplement convoqué religieusement. La matière picturale par son épaississement, et par sa mise en place sensible définit autant d’attraits tactiles dénués de toute religiosité. La représentation de la matière convoque le sens du toucher par la perception visuelle comme un plaisir supplémentaire apporté au regard et au corps.

Une nouvelle fois cette bascule de la réception de l’oeuvre d’art d’un régime empathique à un régime plaisant conduit les artistes à développer une convocation du corps non plus simplement religieuse mais sensorielle.

Dans les natures mortes hollandaises, ce principe du rendu de la matière dans un trompe-l’oeil visuel mais aussi physique conduit les artistes à développer de plus en plus ce principe d’un ressenti corporel par le visuel. La nature morte au fromage témoigne de cette recherche et de cette confrontation de textures et de surface différentes, devant générer chez celui qui l’observe un ressenti physique. Les pêches, tout comme les grappes de raisins ou bien encore les deux oranges renvoient à l’expérience et à la connaissance de ces fruits le spectateur qui ainsi retrouve visuellement ce qu’il a pu expérimenter tactilement. Le sens du toucher n’est pas direct, il est remémoré. Tout comme la conférence précédente posait la question de la peinture comme un objet empirique, c’est-à-dire non pas rattachés à la théorie mais à l’expérience, le sens du toucher dans le cadre de la figuration de natures mortes est concrètement convoquées par l’expérience de celui qui observe l’oeuvre. En s’éloignant de thématique religieuse, la peinture propose un ressenti et de s projections corporelles empiriques. Le sens du toucher est « caressé » par le peintre qui joue en de sa virtuosité a représenter la nature externe et tactile des objets pour permettre au spectateur de convoquer son corps et ses expériences sensibles comme une interface supplémentaire à l’observation. Le plaisir sensoriel d’un tableau n’est donc pas simplement visuel, il devient par cette structure du toucher un élément convoquant l’ensemble du corps.

Les peintres du XVIIIe vont par la touche, par la teinte chercher ce partage du sensible. Le dessin contient la forme, permet l’identification visuelle de l’objet. Mais la peinture joue sur la texture. L’artificialité du sujet n’est jamais écartée. La surface picturale devient tactile. Les coups de brosse de Charles de la Fosse ou bien encore les effets de matière du portrait de Nicolas de Largillière sont autant de témoignages d’une matérialisation du tactile non plus remémorés mais revendiqués par la qualité tactile du pigment, de son liant et de sa mise en place. La finesse d’un grain de peau, l’épaisseur d’un velours sont des jeux auxquels se prête le regard pour son plaisir de l’observation de la peinture. La volupté et le partage du sensible sont convoqués par le peintre non comme une simple transparence, mais comme une opacité. L’amateur, dans sa quête d’un plaisir sensoriel, se réjouie de la peinture comme une surface activée où le toucher est directement convoqué. Le contact du pinceau à la surface de la toile témoigne de la trace du peintre. L’esthétique du contact se matérialise comme le témoignage de l’activité créatrice. Le spectateur va se confronter par sa sensibilité à cette activation de la surface. Les toiles de François boucher montre la matière dans son épaisseur et dans sa capacité sensible. Le corps du spectateur ne se projette plus simplement mentalement mais se confronte physiquement à la peinture, à la couleur, à son contact. Cette bascule sensorielle convoque de plus en plus le corps et de ce fait le toucher. Même si la relation n’est pas physique, les empâtements observables témoignent d’une rupture de la vraisemblance pourront renforcer l’impact physique sur le spectateur.

Le ressenti et le sentiment conduit par un principe empirique, questionne l’oeuvre d’art dans le rapport physique qu’elle génère avec son regardeur. Ce partage du sensible dont l’oeuvre est l’interface devient un sujet de développement de la peinture moderne au XIXe siècle. La concrétisation du regard et de sa matérialisation conduit l’objet picturale à devenir une expérience sensorielle et tactile.

Eugène Delacroix dans son tableau de 1848 comédiens ou bouffons arabes présente une matière épaisse, revendiquant son opacité et surtout ayant un traitement uniformisé à l’ensemble de sa surface. L’oeil est bien sûr l’organe visé, nous en avons déjà largement débattu lors des conférences précédentes. Mais ces empâtements et les épaisseurs deviennent l’objet de toutes observations de proximité. Nous pourrions émettre une idée : éloigné le spectateur ne perçoit que le sujet et sa composition. En se rapprochant le tableau devient accessible à la main et étonnamment la touche et la structure peinte deviennent tactiles. Dans une position identique à celle du peintre, le spectateur se retrouve lui-même dans un rapport purement tactile est presque manuel avec la peinture. À portée de main, le tableau figure une surface purement tactile et décomposé.

Nous retrouvons ce même principe chez les impressionnistes, la touche il est encore plus fortement marquée. Revendication d’un geste et d’un contact entre leurs mains, le pinceau, la peinture et la toile, cette fragmentation renforce fondamentalement l’aspect tactile. La surface de l’oeuvre irrégulière, chaotique dialogue avec le spectateur dans un tableau qui ne feint plus l’impression de surface et attire quasiment la main à le toucher. La sensorialité et le tactilisme d’une telle composition matérialise plus qu’elle l’abstrait l’objet même de la peinture. L’oeil reste l’organe visé, mais la main est un intermédiaire nécessaire. La touche témoigne du geste du peintre, et invite quasiment le geste du spectateur.

Le ressenti tactile du tableau n’est plus attaché à son sujet mais à sa matière. Lorsque l’on observe les grands tableaux d’Olivier Debré, nous pouvons être véritablement touchés par les aspects de brillance et de mat de la peinture. Les impacts de la matière crée une saillie, des volumes. Une nouvelle fois ces tableaux sont des exercices visuels. L’oeil est l’organe central du lyrisme et de l’expression. Mais lorsque le corps du peintre est convoqué, que l’échelle du tableau est celle de son réalisateur, la main et le toucher ne sont jamais omis ou écartés. La toile intitulée la Grande grise de 1959 témoigne parfaitement de cette gestuelle et de cet impact de ce contact entre la main et la surface. Comme une réponse à ce tactilisme, les sculptures signes personnages du début des années 60 montre l’impact des doigts d’Olivier Debré et invite la main du spectateur à refaire le geste du créateur.

La peinture reste fondamentalement manuelle bien qu’on veuille en faire un objet intellectuel. Le tactile est en permanence présent. Qu’il soit simplement signifié ou bien concrètement représenté, le toucher est une nécessité pour la peinture, car elle permet de convoquer le corps et donc le réel.

Pour faire correspondre l’espace le temps par la sensorialité, la peinture invite naturellement le toucher à l’exercice visuel de son observation. Combien de textes décrivant des tableaux se réjouissent où s’épanouissent à la vue de réalisation de drapés qui semblent plus doux les uns que les autres. Dans une figuration de la pondération, du poids et de la pesanteur, le toucher reste fondamentalement le sens convoqué. Son activation se modifie au fur et à mesure des évolutions de la peinture mais surtout de sa réception. Pour les artistes le peinture réussie peut être celle qui tout en rendant la réalité fait de sa surface un élément concret de son observation et de sa qualité. On ne touche pas un tableau avec les mains. Pourquoi est-il si dur à certains moments de se retenir, car la main et le toucher en permanence sont convoqués par le peintre dans cette expérience sensorielle de la peinture.

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