lundi 22 novembre 2010

le regard de l'amateur

Le regard de l’amateur


Le regard de l’amateur s’inscrit comme suite directe à la conférence consacrée à la description comme activation de l’oeuvre. L’émergence du texte comme clé de lecture et de compréhension du tableau est, dans un régime académique, lié à un principe de grille normative et qualitative. Par le regard de l’amateur, un autre discours plus sensible et plus personnel se développe. L’émergence d’une analyse individuelle et expressive génère un dialogue plus direct et lié à la composition peinte. Bien que la valeur de l’oeuvre reste jusqu’au milieu du XVIIIe siècle validée une grille classique, la volonté d’une oeuvre sensible et la qualité des sentiments qu’elle provoque lui confère un statut expressif.

Les principes empathiques ou de plaisir qui cohabitent avec la volonté morale et d’enseignement de l’oeuvre, jouent parfaitement en faveur de ce regard de l’amateur. L’impact visuel, la composition, la matière et son organisation sont nécessaires à la qualité même d’une oeuvre sensible et expressive.

La critique d’art se propose à partir du XVIIIe siècle, comme un complément individuel et subjectif à la description académique. La peinture est une oeuvre visuelle, dont la retranscription par le discours ne sert pas simplement à une reproduction littéraire. La surface picturale devient un espace expérimental pour celui qui réalise comme pour celui qui regarde. Cette immédiateté par cette confrontation à la matière renvoie à une oeuvre où la sensorialité est au coeur même de son acceptation et de son observation. Le discours académique est en permanence un principe et une grille devant permettre l’accessibilité et la définition d’un beau culturellement idéal. Le caractère expérimental et sensible de l’observation du tableau conduit naturellement à questionner le regarde dans une expérience perceptive. L’impact visuel reste primordial pour la valeur expressive du tableau. La lecture plus intime et la revendication de sa subjectivité sont étroitement liées à ce regard de l’amateur et au plaisir qu’il peut ressentir. La description est le fer de lance de la qualité mais la place du spectateur, son absorption par l’oeuvre transforme la théâtralité historique de la peinture. Le tableau ne peut être une boîte scénique fermée, il doit au contraire devenir un espace de pénétration de celui qui l’observe. La place du spectateur doit être réservée et réfléchie par l’oeuvre. L’activation du tableau passe par son observation et le dialogue qu’il génère avec celui qui le regarde. Ce principe fondateur de la réforme de l’image dès le XIVe siècle italien problématise l’existence de l’oeuvre en répondant pas simplement à une grille et à un vocabulaire mais mettant en place une surface sensorielle pour un partage du sensible.


Cette valeur visuelle émerge avec les figures dévotionnelles non narratives. Ainsi dans le panneau la Vierge aux cerises, l’image proposée ne raconte rien, n’est pas raccrochée un grand récit. Face à nous une Vierge à l’enfant est mise en scène. L’ouverture du manteau qui laisse paraître des hanches marquées et la naissance d’une poitrine joue en faveur d’une incarnation et d’une humanisation. Sa féminité est une accessibilité comme au plaisir du regard. L’image se veut douce et intime, la relation qu’elle génère est la même. La composition communique un sentiment, un dialogue visuel et sensible avec le spectateur. Nous retrouvons ce même caractère dans la scène de couronnement de la Vierge de Lorenzo Veneziano. Le voile transparent laissant apparaître quelques mèches témoigne d’une qualité technique, d’une imitation maîtrisée et dans cette accessibilité d’une féminisation charmante. Le plaisir du regard est ici mis en oeuvre.

Nous retrouvons exactement les mêmes paramètres toujours sur la figure de la Vierge. la Vierge en oraison appartenant au foyer du Val de Loire est par son cadrage et par sa mise en scène tout un jeu sensible et intime pour celui qu’il observe. Ces attributs de féminisation et de douceur propose un mariage où le dévotionnel rencontre le profane. Le travail de tons et de teintes est autant de plaisir visuel simple jouant en écho avec une oeuvre qui se veut accessible. Le regard du spectateur est appelé à s’arrêter à la surface du tableau pour en contempler les valeurs et le sujet. La peinture se veut une surface sensible où le vocabulaire renvoie au sensoriel.

Pour terminer avec les primitifs, les modèles flamands des vierges allaitantes témoignent d’un principe similaire. Les compositions de scènes plus ou moins intimes de la relation entre la mère et le fils invite le spectateur à observer une scène dont le sujet semble plus quotidien que historique.

Le développement du regard du spectateur et sa prise en compte dans la composition par le peintre se fait par des sujets où les vertus historiques laissent place à l’imagerie accessible. Ce rapprochement entre les figures divines et le dévot est la possibilité pour ce dernier de ne pas y projeter une grille normative, mais bien au contraire d’être dans un partage plus sensible où les détails sont comme autant d’invitations à une circulation du regard, à une émotion. La vierge de douleur de l’école flamande joue parfaitement en ce sens. La précision du rendu des larmes et des yeux rougis de cette jeune femme effondrée sont l’expression de l’utilisation de l’ imitation où la description et la précision dialoguent avec le sentiment de celui qui regarde.

La composition devient un moyen immédiat de toucher et de sensibiliser celui qui se trouve face à l’oeuvre. Les deux panneaux de Mantegna utilise une imagerie terrestre où le regard est tout autant invité à recomposer le récit par la circulation des différents protagonistes au sein de cet espace en trois dimensions, comme à ressentir leur humanité, dans cette agonie du Christ au jardin des oliviers ou dans ce triomphe de la résurrection.

La peinture est un objet superficiel dont le dialogue avec son spectateur lui confère une nature poétique et expressive. Au-delà des principes narratifs, l’image figée doit par sa composition matérielle générer une expression et une immédiateté.

Au XVIIe siècle, l’utilisation du clair-obscur conduit à activer la surface et la composition du tableau. L’apparition et la disparition des détails génèrent une théâtralité qui sert tout autant le récit que le rendu expressif de la surface peinte.

La fuite en Égypte de Rembrandt témoigne de cette intimité du regard par son petit format. Pour en voir les détails, l’observateur se rapproche d’elle. L’isolation des saintes figures par le clair-obscur et la puissante théâtralité sert la dramatique du récit et de la composition. Ces figures d’exilés touchent le spectateur et la composition vient en appui de ce sentiment.

Dans la Sainte-Famille avec saint Jean-Baptiste du Caravage, nous retrouvons ce caractère non narratif du sujet. Le cadrage, ainsi que l’utilisation du clair-obscur activent la surface chromatique dans cette comparaison et cette confrontation du regard et de la matière. La jeunesse de la vierge, la pâleur du corps de l’enfant, le traitement des drapés de Joseph, sont comme autant de détails offerts au regard pour qu’il puisse en comprendre toute la valeur et en ressentir tout le rendu. La forte humanisation des figures joue en faveur d’une accessibilité d’un tableau dont le cadrage et le format ouvrent une fenêtre non sur le monde, mais sur l’homme lui-même. Ses compositions souvent rejetées par le discours officiel font le plaisir et le bonheur de collectionneurs. Les vertus académiques d’invention, d’imitation et d’expression sont tout autant d’activation de la matière qui pour le regard de l’amateur jouent du plaisir de l’observation. La surface devient une inscription expressive et descriptible sensiblement par celui qui la regarde.

Ce plaisir de l’observation permet le développement des genres inférieurs dans la hiérarchie académique. L’épanouissement de la nature morte en Hollande au XVIIe siècle témoigne de ce plaisir visuel et interprétatif. Le regard reconnaît et analyse l’oeuvre et son sujet, témoignage de la virtuosité imitative du peintre, elle est une invitation à la circulation du regard du spectateur et à son interprétation d’une imagerie artificielle. Comme nous l’avons déjà abordé dans les conférences précédentes, l’observateur de la peinture n’est pas dupe, il participe à la vraisemblance. La peinture élève le sujet qu’elle représente, et le regard se réjouit d’être une interface sensible à cette interprétation. Dans la nature morte au fromage, les textures des divers fruits et victuailles mises en scène, sont autant d’attrape l’oeil et de plaisir sensible du spectateur dans la reconnaissance et dans la composition.

Le regard et la perception ne sont pas simplement un souci de reconnaissance et de dépassement mental du sujet. La confrontation au rendu et à la surface picturale devient un jeu et un plaisir pour l’amateur.

Dans le repos après la chasse de Diane, Boulogne met en scène dans l’angle inférieur gauche de ux jeunes femmes endormies directement repris d’après une étude. La valeur idéale de ces deux corps féminins est déplacé sur le plaisir du traitement des carnations et de la féminité ainsi présentée. S’approchant du tableau nous pouvons voir comment dans le traitement des teintes et la variation des couleurs et de lumière, l’artiste met en place une composition où l’aspect suave des coloris renvoie au caractère même de la scène. La transposition quasi intégrale est un jeu pour le regard, pour le plaisir. Cet épanouissement d’un regard sur la surface, la caressant quasiment, témoigne de l’émergence du simple plaisir visuel. La nudité féminine n’est pas non plus sans exclure une attraction pour un public masculin. La scène d’intimité joue aussi en cette faveur d’un rapprochement d’une accessibilité du sujet, qui doit trouver son équivalence dans son traitement pictural.

L’épaississement et la variation du traitement chromatique trouvent chez François Boucher une réponse à ce partage du sensible par la surface de la peinture. Dans Apollon révélant sa divinité à la bergère Issée, François Boucher joue avec les effets de matière et leur rendu pour permettre d’activer la surface et le regard. Le thème de la pastorale est pour un critique comme Diderot une opposition à la théâtralité et à la fermeture de la peinture d’histoire. Thème plus léger, voire badin, la pastorale permet une ouverture du tableau qui prend conscience de son spectateur et de son inclinaison sensorielle. La composition doit répondre aux plaisirs par à une confrontation physique immédiate. Le récit occupe encore une place comme sujet, mais le tableau se veut avant tout un objet entier et suffisant.

Les thèmes de la nature morte ou du paysage vont dans cette suffisance de l’oeuvre convoquer un plaisir visuel. La peinture seule peut toucher par le regard, l’âme et les sensations du spectateur. Le jeu de rupture de lignes de détournement des codes académiques sont autant d’épanouissement de l’immédiateté de l’observation. Ce principe d’une ouverture par la conscience de l’existence d’un spectateur est une poursuite directe de la volonté de sentiments des tableaux religieux du XIVe siècle.

En prenant conscience de cette place du spectateur face à l’oeuvre pour son activation, la peinture met en place le caractère moderne de sa réception. Le tableau devient une unité suffisante et autonome pour générer un sentiment et un impact sensoriel sur son observateur. Le principe aperceptif est toujours présent mais peut être omis pour le simple description de la surface. Les salons de Diderot reviendront régulièrement sur cet exercice uniquement visuel. L’exemple du panier de fraises de Chardin correspond exactement à cela. Observant l’oeuvre de loin, le philosophe voit avec une certaine précision les fraises représentées, mais en se rapprochant, les détails disparaissent pour laisser place qu’à des fraises « écrasées » à la surface de l’oeuvre. L’imitation est ici détournée sur un propos de texture où la peinture est l’équivalent de la pulpe du fruit. Les jeux de lumière, les variations de teintes deviennent le moyen pour l’artiste d’exprimer des sentiments uniquement rattachés à la composition. Il n’y a pas dans des sujets contemplatifs de récits et de choix d’un temps extérieur au tableau. Ces développements nourrissent l’évolution de l’oeuvre tout au long du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Comédiens ou bouffons arabes d’Eugène Delacroix est un tableau où l’artiste recompose 15 ans après son retour du Maroc une oeuvre où l’anecdote narrative semble pour un certain nombre d’observateurs contemporains inexplicables. L’enjeu du peintre romantique est de mettre en place une composition où seule la couleur et son organisation semble régir l’impact et la volonté de communication du tableau. L’avènement d’un art purement affectif n’est pas une révolution, c’est l’épanouissement de la conscience du peintre que l’oeuvre est avant tout un objet visuel avant d’être un objet mental. Le partage de l’expérience sensible de l’observation des phénomènes lumineux sur les vêtements au Maroc et leur retranscription sur un tableau conduisent Eugène Delacroix à chercher des moyens plastiques autonomes de cette retranscription. La théorie des contrastes simultanés est un des supports à cette éblouissement probable du spectateur. En effet si l’union d’une couleur primaire et de sa complémentaire peut générer du blanc dans l’oeil du spectateur, alors le regard et la perception visuelle deviennent le premier temps incontournable de l’expressivité de la toile.

Le peintre réalise un tableau qui doit communiquer le ressenti de son observation. Les impressionnistes vont choisir leur sujet et leurs peintures dans le but d’une communication via une surface sensible. À la surface de l’oeil du peintre correspond la surface de la toile et doit générer les mêmes sensations sur la surface de l’oeil du spectateur. Ce terme d’impression est extrêmement important pour comprendre cette leçon de l’émergence du regard de l’amateur. La vue est une interface obligatoire dans la communication des sentiments de la peinture. Une impression n’est pas quelque chose qui dure dans le temps mais peut simplement être immédiate. La peinture reste quand même un objet figé dans sa temporalité. Les déconstructions par la touche impressionniste, comme chez Monet dans un bras de Seine près de vétheuil en 1878, allongent ce phénomène de l’impression simplement par le matériau même de l’image. La peinture par ses caractères propres que sont la couleur, sa transparence, son opacité, sa structuration est alors une surface sensible construisant sa vocation sensorielle. À l’épanouissement temporel hors du cadre du régime historique du tableau, la peinture moderne soumet l’oeuvre à sa temporalité propre et à celle de son spectateur. Le temps n’est plus celui du récit mais celui du regard.

La peinture abstraite, faisant disparaître un sujet identifiable, joue sur ce phénomène contemplatif. Seul les attributs de la couleur et du dessin suffisent à générer une surface émotionnelle. Le phénomène perceptif peut à lui seul être sentimental. L’oeil n’est pas qu’une simple interface nécessaire à la reconnaissance du sujet pour son développement mental, il est une surface sensible à activer par la peinture. L’exercice visuel est extrêmement différent entre un régime descriptif qui se sert du tableau pour se remémorer une histoire, un aspect littéraire et l’activation du regard qui avant de sortir de l’oeuvre trouve dans sa composition toute la sensorialité nécessaire pour être touché.

Pour conclure, la description classique et académique reste une donnée fondamentale du tableau car elle permet une extraction du spectateur pour une analyse et une remise en contexte historique. Mais, dès son origine moderne la peinture se veut un dialogue du regard. L’impact communicationel de la peinture joue en permanence par sa qualité et sa revendication libérale d’un art à la fois technique et intellectuel. Cette double nature paradoxale de la peinture fonde les principes mêmes du régime contemplatif d’un tableau. L’espace de l’oeuvre génère une temporalité par ses sensorialités physiologiques, intellectuelles, morales, voluptueuses. Un tableau n’est pas un simple objet visuel, il a par nature un contenu qui est à la fois celui de sa surface et celui de son discours. Le texte est la description de cette dualité.


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