lundi 13 décembre 2010

espace, temps, sensorialité: conclusion

Espace, temps et sensorialité conclusion


Cette semaine nous concluons le cycle consacré à l’espace au temps et à la sensorialité. De nos 12 séances il en ressort que la nature et la description de l’oeuvre sont des éléments malléables ou orientables. La profonde réforme de l’image au XIVe siècle conduit à une double individualisation : d’une part celle de l’artiste dont les caractères plastiques deviennent un élément identifiable, d’autre part celle du spectateur qui n’est plus collectif mais devient unique. Ce phénomène élabore un dialogue unique.

Le thème de ce cycle est directement extrait de mes travaux de recherche universitaire. Nous sommes partis d’un manifeste de 1921 dans lequel Raoul Hausmann pour une collusion temporelle efficace appelle à ce que l’oeuvre soit présentiste, c’est-à-dire qu’elle soit doit le même temps que le spectateur. L’enjeu artistique décrit par le dadaïste renvoie à l’impression simultanée que prend tout tableau lorsqu’il est observé. L’image qu’elle date du XIVe siècle ou bien de nos jours reste inscrite et immuable. L’un de ces nombreux paradoxes émergeant c’est la conscience des artistes de faire une image à l’impact visuel immédiat et permanent.

Ainsi quasiment immortelle, l’oeuvre se trouve à traverser les siècles et son dialogue avec le spectateur évolue. Ce thème de l’espace du temps et de la sensorialité construit un étonnant dialogue où l’image fixe s’active toujours par le spectateur. De manière opérante la fameuse phrase « c’est le spectateur qui fait oeuvre » résonne dans ces déploiements spatio-temporels de l’oeuvre par la sensorialité. Les modifications et les avancées scientifiques des phénomènes perceptives vont amener entre le XIVe et le XXIe siècle l’oeuvre d’art à se modifier. Les phénomènes sensitifs répondent à une évolution de connaissance des phénomènes physiques. L’appréhension du réel ne se fait pas uniquement par la vue, l’ensemble du corps et des cinq sens sont en permanence excitées pour pouvoir définir cette réalité. Conscient de cela les artistes proposent une absorption sensorielle pour rendre l’oeuvre plus efficace.

La concrétisation et la matérialisation d’une image terrestre aboutissent sur un trompe-l’oeil. La représentation se veut de plus en plus exacte jusqu’à devenir un miroir du monde. Pourtant ce point de vue est artificiel. La représentation reste cantonnée à la nature bidimensionnelle du support. Le reflet ainsi proposé se doit d’être culturellement supérieur au réel. La mise en espace du récit est idéalisée pour que cette réalité augmentée propose un partage plus sensible. Le tableau peut être considéré comme une extraction, un concentré du réel. La composition et la construction du tableau reposent sur une recherche d’effets et de symboles. L’oeuvre doit être un support visuel et intellectuel. La figuration des grands épisodes bibliques ou bien des grands récits mythologiques nous a amené à questionner une distance et une fonction morale de l’imagerie. L’espace n’est pas qu’une expérience sensitive. Son principe pittoresque offre une image supérieure. La fonction pédagogique de l’imagerie religieuse fait reposer le tableau sur un principe d’enseignement et de réflexion. La contemplation est un exercice visuel qui ne peut en aucun cas être dénué d’une aperception. Cette distance consciente construit une élaboration temporelle de l’image. L’art est une expression sensible de l’idée, le tableau devient le lieu d’un combat entre un intelligible qui cherche à s’incarner et une matière sensible revendiquée. Nous en arrivons à une double nature du tableau. Celle d’une image qui sert de support à l’illustration d’un texte dont seule la lecture permet d’en avoir l’ensemble du contenu. Et un fragment qui à lui seul doit pouvoir suffire pour émerveiller et toucher le spectateur. Dans sa construction moderne le tableau a une double nature. La temporalité du regard soit narrative ou contemplative aboutit sur une émulation sensible de son spectateur. Cette dernière repose sur le sentiment et la connaissance. Seul le temps d’observation de l’oeuvre lui permet de devenir un moyen d’expression et de communication. La peinture revendique une émancipation par sa qualité sensible, même si originellement elle est un art de l’espace nous l’avons bien compris c’est dans la temporalité qu’elle prend toute sa mesure et qu’elle déploie toutes ses qualités.

Par sa revendication libérale la peinture dialogue avec les autres créations artistiques. Que cela soit la musique, la danse ou la sculpture chaque échange construit et nourrit une valeur supérieure du support pictural. L’éclosion de l’expérience intime face au tableau matérialisé la composition et réfléchie sur un contenu dématérialisé. Les symboles et les descriptions voulues par les artistes ne sont pas en permanence des éléments visuellement saisissables. L’organisation géométrique et la structuration de l’espace bidimensionnel se présentent comme des moyens de cette idéalisation du sujet. Ainsi, la musique modèle abstrait et mathématique servira les artistes à une construction d’un rythme d’une circulation du regard, qui au-delà d’une homologie permet à la peinture de revendiquer ce «background» intellectuel. L’enjeu est toujours le même: arriver à proposer une intériorisation et un ressenti augmenté de la part du spectateur. Le dialogue avec la danse apporte des équilibres ou déséquilibres qui perturbent. Les figures ainsi proposées perdent leur vraisemblance pour gagner en expressivité. L’homme, sujet pictural d’importance, se retrouve déstabilisé par la peinture. Car si elle se veut un reflet de la réalité, elle n’en est pas moins indépendante. L’artificialité des grandes compositions du XVIIIe siècle, où chaque corps et chaque pose peuvent être analysés comme faux ou inexacts, joue de ce phénomène sensible. Le dialogue avec la sculpture et ce principe du toucher nous amène à comprendre comment la peinture, art mental, se veut supérieure à une pratique purement physique.

Une qualité de la peinture c’est sa capacité à amalgamer et à récupérer le vocabulaire des autres pratiques et à le transférer à la surface du tableau. Matériaux activés, la peinture devient un espace mental. Ainsi même si le corps dans un érotisme avoué semble plus accessible physiquement par la sculpture, la qualité de la peinture à représenter la chair, poropose un corps qui même s’il est plus distant n’en semble pas moins plus accessible.

La structuration de l’espace et du temps en peinture devient une oscillation entre physique et mental. La peinture est un lieu d’expériences, son enjeu est d’être un support à la réflexion, à l’observation. L’analyse de la peinture comme un objet culturel reflet d’un champ théorique n’est pas viable. Quelque soit la période, quelques soient les réflexions abordées dans le champ théorique, la peinture conserve par son régime sensoriel une fonction sensible, dénuée de réflexion. Les tentatives entre le XIVe et le XXIe siècle de trouver une règle commune permettant à l’oeuvre une réception équivalente chez chacun, est annihilée le dialogue individuel. Face à un tableau nous ne sommes pas tous égaux. Même si la lecture de l’histoire de l’art ainsi que de la théorie de l’image semble de plus en plus amenée une réception discursive et collective, tout texte ne pourra jamais convaincre si l’oeuvre en premier lieu ne touche pas son observateur. La peinture est fondamentalement empirique. Elle n’est pas et ne peut pas être dégagée d’un principe sensitif, et perceptif. Et c’est bien cela qui est en jeu dans la modernité. Quelles que soient le contenu, le manifeste de l’artiste, il a conscience que dans sa retransmission plastique, il reste lié à un régime sensible et sensoriel du tableau. L’analyse et la décomposition par un champ théorique n’est qu’une possibilité du regard. Mais ce dernier doit toujours se confronter au support de l’oeuvre. Qu’elle soit la conclusion d’une réflexion de l’artiste ou bien le point de départ d’une réflexion de l’érudit, le tableau reste une image fondamentale où l’espace et le temps sont activés par le sensoriel.

Pour une efficacité, l’artiste va essayer de convoquer le corps dans son intégralité. Que cela soit par des liens avec le toucher où la peinture devient quasiment une mise en scène tactile, ou bien par la musicalité de sa composition comme mise en scène rythmique, La peinture en se confrontant au réel et à l’imagerie terrestre se doit d’être un élément complet de notre propre expérience de la réalité. Nous ne sommes jamais dupes face au tableau et nous avons toujours conscience que nous sommes manipulés par la reconnaissance même des objets figurés. Pourtant nous observons toujours le sujet avant d’observer la peinture, nous essayons toujours d’identifier, le récit la source comme motif même du sujet.

L’espace et le temps sont les quatre dimensions à la base de notre réalité. Le paradoxe est que la peinture est un espace bidimensionnel et atemporel. L’image fixe, l’espace est plat pourtant les artistes cherche à déchirer ce voile, à épanouir temporellement le sujet. C’est en cela que les dialogues et les constructions avec le sensitif sont plus que nécessaires pour ce renouvellement de l’imagerie. Le peintre active la surface par une organisation, une composition. Que cela soit des tableaux de parfaite transparence sur un régime de l’imitation ou bien des compositions complètement opaques ne revendiquant quasiment que la matière, l’enjeu est toujours le même : mettre en place une théâtralité. C’est-à-dire un épanouissement spatio-temporelles à partir d’un objet fixe. C’est pour cela que les développements théoriques et ntellectuels qui ont cheminé à partir du XIVe siècle sur la peinture élaborent tout un discours en adéquation avec le support, mais proposent ou soumettent à l’oeuvre une certaine transcendance. Que la description soit académique ou bien moderne, cette retranscription verbale construit ces temporalités. Les rapprochements entre la peinture et la poésie (ou bien encore les fameux textes critiques qui émergent au XVIIIe siècle )cette rencontre de deux médias vient à donner la nature de chacunà l’autre. Le texte s’élabore dans le temps, la peinture dans l’espace. Le texte critique sera une extraction de l’espace dans le temps et inversement la peinture sera une extinction du temps dans l’espace. La contemplation et son principe d’absorption est une invitation à allonger le temps d’observation d’une image immédiate.

La peinture même lorsqu’elle n’est pas objet de symbole semble toujours contenir plus que l’image qu’elle propose. La symbolique, la spiritualité, le ressenti confère à cet objet une nature supérieure aux autres. Si dans un premier temps la peinture s’établit sur un développement de construction d’un espace et de son cheminement temporel, très vite sa dématérialisation par sa lecture semble contenir plus. Cette double nature matérielle et immatérielle coïncide dans un premier temps à un construction spatiale et temporelle. Si l’espace est matière le temps lui ne l’est pas.

Le peintre devient un intellectuel. Quelque soit le sujet en peinture il peut être motivé par une réflexion. Cela construit le discours de la peinture. Le tableau pour être un objet de communication efficace sentimentalement et moralement, doit être pensé et travaillé.Ainsi les esquisses peintes soumises au jury avant la composition des grands morceaux de réception. L’artiste doit réfléchir à la construction la plus efficace pour répondre aux codes de son temps afin que le tableau soit idéal, parfait. Car l’image en peinture n’est pas la réalité, c’est une complète artificialité qui ne cherche qu’à conduire le spectateur à une élévation. Que cette dernière soit dans un principe de purification ou bien dans un principe de purgation quant à la catharsis, l’enjeu c’est que face à un tableau nous ne sommes pas face au monde. Nous sommes face à une image élevée ou le ressenti par cet effet de concentration est supérieur. Même lorsque la peinture ne se veut qu’oculaire ou bien sensorielle, ces derniers ne sont pas excités comme s’ils étaient soumis à une expérience du réel. L’image est toujours une interface, comme l’oeil est lui-même une interface. Le principe de l’individu comme faiseur ou comme regardeur élabore un dialogue au delà du matériel. Ces échanges complexifient le tableau. L’image sous nos yeux est un artefact, elle n’est que la conclusion d’un effet de concentration. C’est comme si on passait la réalité à la moulinette pour en extraire que l’essence. Une sorte d’objet extrêmement concentré et qui nous submerge à sa simple vision. Nous ferons toujours appel à nos expériences du réel dans l’identification d’un sujet, dans la construction d’un espace, mais lorsque ce dernier par une analyse visuelle et une confrontation à notre réalité devient incohérent ou supérieur, nous serons déstabilisés ou bien grandis d’avoir la possibilité qu’un objet matériel figure une réalité inaccessible. Et c’est en cela que la théâtralité du tableau joue. Ce n’est pas le sujet qui fait l’action mais la forme et sa composition.

Questionner l’espace et le temps de la peinture ne peut se faire sans le sensoriel qui est la base même du ressenti. Mais lorsque ce dernier va être chahuté par le peintre, remis en cause sur ses acquis et bien la peinture n’en sera pas moins bonne mais proposera d’amener plus loin que la réalité son spectateur.

L’espace et le temps par la sensorialité sont un questionnement qui traverse toute la période du XIVe au XXIe siècle. Une nouvelle fois même l’art connaît des mutations, si le principe de création lui-même évolue, la définition d’une oeuvre qui doit à la fois matérialiser un sujet et offrir du ressenti immatériel défini notre propre apport à la peinture. Nous avons conscience que la composition peinte est matière et esprit. C’est pour cela que souvent nous semblons dépossédés, incapables de nous accaparer la peinture car sa part spirituelle semble nous échapper. Mais la part matérielle est toujours présente. Elle est l’origine de la composition. La peinture est toujours faite que de peinture. La matière se doit donc d’être une retranscription, un médium. La surface du tableau jouant sur la construction d’un espace et d’un temps fictif et d’un espace et d’un temps réel. Le principe sensoriel rapproche ces deux réalités : celle du tableau dans son autonomie et celle de son observation.

Par ce thème de l’espace du temps et de la sensorialité je voulais abordé cette complexité de la nature même de l’oeuvre. Que l’image soit figurative ou abstraite, religieuse ou profane, elle ne reste pas moins de la peinture et la possibilité de comprendre comment l’artiste pour toucher son spectateur, pour l’amener à dépasser le matériau va lier l’espace et le temps par sa sensorialité et par celle de celui qui regarde.


lundi 6 décembre 2010

L’installation, la mise en espace comme expérimentation de l’oeuvre.

L’installation, la mise en espace comme expérimentation de l’oeuvre.


L’installation artistique consiste à mettre dans le même espace le sujet et le spectateur. La réflexion sur une scénographie et une construction spatiale de l’oeuvre est de la part des artistes de la seconde moitié du XXe siècle la réponse à la logique d’absorption sensorielle. Dans notre réflexion sur le dialogue et l’impact de l’oeuvre, les données spatiales et temporelles sont infléchies par la sensorialité. L’élaboration d’espaces praticables physiquement par le spectateur semble liée espace temps.

Mais bien avant l’installation artistique au XXe siècle, le rapport physique et la mise en espace de la peinture questionne déjà cette problématique. Le regard devenant une expérience sensorielle à partir du XIVe siècle est dans un principe d’installation, c’est-à-dire d’une mise en espace active. Ce qui se trouve autour de l’oeuvre infléchie naturellement la perception du spectateur.

Dans notre cycle espace, temps et sensorialité, l’installation peut être perçue comme une des conclusions de l’ouverture de la boîte scénique de la peinture. La pénétration physique supplée une distance morale que le spectateur peut conserver avec le tableau. Pourtant, même si un mouvement de la peinture peut considérer que le tableau devient autonome et suffisant, ces données physiques et matérielles extérieures n’en sont pas moins ne pris en considération. La mise en espace et sa réflexion peuvent être considérée comme une théâtralité extra picturale nécessaire à l’absorption du spectateur. Le simple fait de valoriser ou non une oeuvre d’art par sa mise en espace et par son éclairage peut être analysé comme un régime installatoire.

L’installation peut donc être considérée comme une expérimentation visuelle et contemplative, physique et sensorielle.


Le premier exemple que nous pouvons considérer sont les grands ensembles de polyptyques au XIVe siècle. Ainsi, le jeu de trompe-l’oeil développé dans le panneau central le couronnement de la vierge de Lorenzo Veneziano permet d’envisager une oeuvre où la structure physique de l’image sert de passerelle vers le sujet. Le cadre conserve son rôle ornemental en unifiant l’ensemble des panneaux, et ajoute une mise en espace active. Il ne s’agit pas de considérer Lorenzo Veneziano comme un artiste faisant une installation, mais de comprendre que pour un impact visuel augmenté, la collusion entre espace réel et espace fictif est appuyée.

La scénographie rattachée au grand retable du XVe et du XVIe siècle que l’on ouvre et que l’on ferme participe du même élément. L’oeuvre s’active physiquement et temporellement. La découverte des panneaux intérieurs, riches en matières et en couleurs, s’oppose aux traitements en grisaille des panneaux extérieurs. Une telle apparition change la perception de l’oeuvre, et surtout la fait rentrer dans une temporalité similaire à celle du spectateur. L’installation provoque une synchronisation entre un calendrier et la temporalité de l’oeuvre.

La mise en espace peut même aller beaucoup plus loin. Pour le grand retable de Mantegna, le commanditaire a percé une ouverture supplémentaire pour amener une lumière naturelle sur l’oeuvre de l’artiste. La composition consciente de cette lumière latérale organise son propre éclairage en adéquation. On modifie l’espace d’accueil de l’oeuvre afin de la mettre en valeur mais surtout au fait concorder la lumière artificielle avec la lumière naturelle de l’église. Mettant ainsi un dialogue visuel cohérent entre l’espace du spectateur et l’espace fictif de la peinture son rapprochement en est augmenté.

Les grands ensembles de panneaux de bois du XIVe et XVe siècle lorsqu’ils sont accrochés dans un bâtiment religieux appartiennent à une scénographie qui commence à l’extérieur où l’architecture et la sculpture viennent amènent le spectateur à concevoir la sacralité du lieu. Une fois à l’intérieur la progression amène à une élévation devant conduire, pour les grands panneaux d’autel à l’apparition d’une image paradisiaque. Aujourd’hui extraites de ses structures, ces oeuvres semblent, comme pour les productions postérieures, autonomes, alors qu’elles faisaient parti de toute une installation. Cette collusion se trouvait plus investie dans les travaux de fresques murales.

Dans un cadre privé, la réduction des formats, explicable pour une question de coût de réalisation de l’oeuvre, joue aussi dans un effet de proximité physique du spectateur. En effet, l’image étant réduit en dimension, invite celui qui l’observe à se rapprocher et à se laisser absorber visuellement. La modification des cadrages en «close up » comme pour les vierges à l’enfant, ou bien encore pour le diptyque de Touraine du Christ bénissant et de la vierge en oraison, conduit l’artiste à une modification iconographique permettant un rapprochement physique et l’élaboration d’un dialogue beaucoup plus efficace et intime.

La mise en espace du tableau suivant sa commande génère une évolution du cadre et du format et de l’espace de figuration. Suivant sa destination l’artiste dès le XIVe siècle, dans cette volonté contemplative d’une absorption du spectateur, modifie les images pour que celle-ci acquiert une efficacité de communication supérieure.

Ces caractéristiques vont être conservées dans les périodes suivantes. Comme nous le soulignons dans la conférence sur le regard de l’amateur et dans celle sur la contemplation, le format de l’oeuvre joue avec une absorption ou au contraire une distanciation. La dimension du tableau reste attachée aux sujets représentés. Ainsi la hiérarchie des genres définit cela. Aux grands sujets doivent correspondre les grandes dimensions et aux petits sujets les petites dimensions. Cela a une conséquence physique immédiate, face aux sujets historiques, par leurs dimensions, nous domine visuellement et crée une distance. Ne serait-ce que pour embrasser visuellement l’ensemble de la composition il faut naturellement légèrement reculer. Au contraire sur une oeuvre de petites dimensions comme pour les natures mortes ou bien encore les paysages (hollandais du XVIIe siècle), pour pénétrer l’image il faut fondamentalement s’en rapprocher. La fonction morale et pédagogique des grands tableaux historiques nécessite une distance et conserve une certaine sacralité de l’oeuvre. Au contraire dans des sujets plus accessibles, cette désacralisation de l’oeuvre permet aux spectateurs une confrontation peut-être un peu plus sensorielle.

Dans ce dialogue entre espace de présentation et espace représenté, nous remarquons que la peinture d’histoire figure toujours les personnages dans leur intégralité. Pour le portrait ou bien encore les scènes d’activités quotidiennes, la coupure, le recadrage, le resserrement sert à rapprocher le spectateur du sujet. Par exemple un portrait en pied aura immédiatement un effet plus historique qu’un portrait en cadré à mi-corps. En prenant conscience de ses effets de construction de l’espace et de la représentation du corps nous pouvons élaborer une hypothèse sur le dialogue et le rapprochement de l’oeuvre du spectateur.

Dans l’accrochage même du salon au Louvre, les grands formats occupent le champ visuel central, ainsi ils sontmis en avant visuellement. Cette scénographie témoigne d’une compréhension de la focalisation du regard du spectateur sur ce qu’il peut avoir à hauteur des yeux. Dans l’espace privé, la construction est similaire. Par exemple au château de Chanteloup, les paysages sont des dessus de porte, alors que les grands tableaux viennent se mettre en place dans les boiseries. Le format des oeuvres peut même être défini par l’espace où elles viendront s’inscrire. Le format ovale de Sylvie fuyant le blessé ou bien encore d’Amintas revenant à la vie dans les bras de Sylvie sont influencés par l’organisation des boiseries.

Ce jeu entre espace de monstration et format du tableau permet de comprendre comment les artistes sont en permanence interpellés par l’espace de présentation de l’oeuvre.

Le régime installatoire infléchit la construction matérielle et visuelle de l’oeuvre en elle-même.

L’autonomie du tableau telle qu’elle se développe au XIXe siècle peut faire penser à une certaine disparition de ce principe. Pourtant tous les artistes sont amenés à devoir faire de grandes compositions devant venir occuper les bâtiments officiels ou bien encore privés. Ainsi, lorsque Eugène Delacroix fait l’acquisition d’un carnet de notes des conférences de Chevreul aux Gobelins, c’est pour comprendre l’impact visuel de compositions monumentales des tapisseries et les appliquer dans ses grandes compositions. Lorsque Monet réalise la structure des nymphéas, la pièce devant accueillir les oeuvres joue et dialogue avec la réalisation des oeuvres elles-mêmes. À chaque fois nous observons que la collusion entre les deux espaces réels et fictifs conduit les artistes à agrandir la surface picturale et rend quasiment architecturale la composition. À la différence des modèles académiques des sujets historiques, la monumentalisation de sujets plus anecdotiques voire banals sert à une absorption et une confrontation du spectateur avec une réalité augmentée. Le tableau un antiquaire démontre qu’une nature morte peut s’épanouir sur une toile de plus de 2 m, et nous ramène à une échelle lilliputienne. En proposant un format de plus en plus grand, la peinture soumet à une absorption visuelle et physique le spectateur pour augmenter l’absorption sensorielle et le partage du sensible.

Cette histoire de l’installation connaît pour le XIXe siècle quelques hauts faits. Ainsi Gustave Courbet construira son propre pavillon du réalisme pour présenter ses oeuvres. L’architecture, l’accrochage, ainsi que tout élément visuel perceptible joue dans une seule et même direction d’une revendication d’un réalisme en peinture et en ressenti.

Lorsque les artistes modernes se démarquent et prennent leurs distances vis-à-vis d’une culture visuelle académique, les principes d’accrochages et de monstrations vont être renouvelés. L’oeuvre d’art devant être sensorielle et conserver une part morale doit se construire un nouveau cocon pour augmenter son efficacité. Au début du XXe siècle cette logique va voir naître le principe de présenter une oeuvre d’art sur un mur blanc. Les différents mouvements d’avant-garde développent alors des scénographies plus déstabilisantes les unes que les autres. K. Malevitch dans l’exposition consacrée au suprématisme présente carré noir sur fond blanc dans un angle de la pièce. Ainsi accroché à hauteur du plafond le tableau ne se veut plus une simple surface frontale à bonne hauteur. Il l’inscrit exactement là où dans l’intérieur orthodoxe les icônes sont accrochés. Les habitudes visuelles d’observation de la peinture deviennent un des questionnements de son renouvellement au XXe siècle.

Les dadaïstes ou bien encore les surréalistes, vont saturer leurs espaces de présentation jusqu’à noyer le spectateur sous l’information visuelle et écrite. Ainsi en 1920 la foire dada à Berlin présente des mannequins suspendus au plafond, des oeuvres de peinture ou collages accrochées à toute hauteur sur les murs, des affiches clamant les slogans politiques ou bien nihilistes voir artistiques. En parallèle nous observons des interventions physiques de l’artiste au sein de l’espace. En même temps que se met en place une structure d’installation, nous voyons naître dans l’art du XXe siècle la performance. Si l’installation est une activation d’un espace où l’oeuvre devient celui du spectateur, la performance permet exactement la même chose du point de vue temporel. Le cinéma, les enregistrements sonores sont de moyens d’activer le temps dans une oeuvre qui ne se construisait jusqu’ici que dans l’espace. Raoul Hausmann le dit dans le texte de 1921 Le Manifeste du Présentisme le nouvel art c’est le cinéma.

Pour les peintres abstraits l’oeuvre picturale reste l’objet suffisant et autonome. Pourtant, limité par des toiles de petites ou de moyennes dimensions, le tableau ne génère pas l’impact physique recherché. Dans les années 40, aux États-Unis, les artistes ont commencé à augmenter la dimension de la toile. Deux raisons semblent expliquer ce fait, le peintre devient actif et expressif par son mouvement face à la toile (la peinture d’action) cette dernière ne peut se cantonner à une toile tenant sur un chevalet. Elle est une arène où il pénètre. Deuxième élément, des toiles de plus en plus monumentales absorbent physiquement le spectateur. Face un tableau qui peut mesurer jusqu’à 5 m de large, tout spectateur ne pourra jamais totalement s’en échapper même en reprenant du recul. La leçon est étonnante. En prenant les dimensions de la peinture d’histoire et des grands systèmes décoratifs, les artistes détournent la distance morale pour en faire une absorption sensorielle.

La salle consacrée aux toiles d’Olivier Debré joue sur ce phénomène de dialogue et d’absorption du visiteur dans la peinture monumentale du peintre tourangeau. Les quatre toiles se faisant face définit l’espace dans lequel nous nous trouvons. Recouvrant la quasi intégralité des murs elles en deviennent architecturales, faisant oublier l’espace de présentation pour être l’espace réel.

Les modules des frères Bouroullec accrochés sur la rambarde de l’escalier entre le deuxième et troisième étage viennent comme contaminer l’espace et le faire disparaître. Ainsi dispatcher, cette oeuvre peut plier et transformer son rendu visuel suivant l’espace dans lequel elle est présentée. Le régime installatoire conduit l’oeuvre a réagir à l’espace de monstration en le transformant et non plus simplement en l’accompagnant.

Il suffit pour prendre conscience de cela de comparer les tableaux d’Olivier Debré dans leurs monstrations au musée des Beaux-arts et à la mairie. Le lieu transforme fondamentalement la façon dont perçoit l’oeuvre et inversement l’oeuvre transforme fondamentalement le lieu.

Actuellement au centre de création contemporaine, l’exposition de Tania Mouraud présente ce principe de l’installation. En 1969, cet artiste français brûle la quasi intégralité des tableaux qu’elle avait réalisés. Elle se lance dans la construction de pièces initiatiques. Des espaces pour la plupart blancs dans lequel le spectateur lorsqu’il pénètre se retrouve face à rien. Le centre d’art avec l’artiste a recréé un espace réalisé en 1969 intitulé initiation room 2. L’espace vide de tout élément touche le spectateur par une d’introspection. À la monochromie de l’espace correspond la monotonie d’un son d’une fréquence de 200 Hz qui isolent alors le spectateur dans une bulle. L’enjeu pour l’artiste est de revenir sur cette assimilation de l’oeuvre par le regardeur. L’installation est alors une mise en condition physique par l’oeuvre de celui qui la pratique.

L’autonomie du tableau telle qu’aujourd’hui on le présente dans les musées est une sorte de détournement de l’oeuvre en elle-même. Dès le XIVe siècle le retable est produit pour un espace spécifique. La scénographie qu’elle soit interne ou externe au tableau dialogue entre l’espace de l’observateur et l’espace artistique. Le principe de l’installation est de se remémorer la scénographie qui pouvait mener à observer ses tableaux dans leurs contextes originaux. Même si l’oeuvre va devenir autonome et semble t-il suffisante à partir du milieu du XVIIe siècle, elle n’en reste pas moins dépendante de l’espace de monstration. En effet, comme le spectateur fait l’oeuvre, l’espace de présentation impacte celui qu’il observe. La prise de conscience des artistes d’une telle inflexion les conduit toujours à envisager l’espace de présentation comme opérant dans l’observation de leurs travaux. Dans notre cycle consacré à l’espace au temps et à la sensorialité, nous comprenons que pour que l’oeuvre pour une réception sensorielle et mentale définit l’espace et le temps à être empiriques. Afin de que la distance entre l’oeuvre et le spectateur se réduise les artistes de la seconde moitié du XXe siècle exploiteront l’installation artistique comme le moyen de ne plus générer deux espaces mais bien un seul où se retrouvent à la fois l’artiste, l’oeuvre et son spectateur.