Naissance de l’histoire de l’art, de l’archéologie repensée
Comme énoncé dans l’introduction, nous pouvons considérer que le XIXe siècle marque la fin de la renaissance. La liberté et l’individualité conquises par les artistes leur donnent la capacité d’une création dégagée des principes de commandes et uniquement assujettie à une volonté expressive. Pourtant la fin du XVIIIe siècle est marquée par une volonté doctrinaire des modèles classiques. L’histoire de l’art qui se développe depuis le grand modèle des vies de Vasari se poursuit chez des penseurs comme Winckelmann. La référence à l’Antiquité se renforce dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, laissant émerger une histoire de l’art développant un principe du progrès artistique. Les grands modèles des civilisations grecques et romaines sont considérées comme des sommets des courbes d’évolution artistique. En effet, l’histoire de l’art construit une pensée progressiste et évolutionniste où à chaque période d’apogée correspond une période de déclin.
Cette naissance de l’histoire de l’art s’accompagne d’un fort développement de l’archéologie. Ce phénomène n’est pas français mais bien européen. La plaque tournante de ces influences est Rome qui nourrit le fantasme d’une antiquité. Les développements du néoclassique à la fin du XVIIIe et au début du siècle suivant sont profondément marqués par cette science idéalisée de l’histoire de l’art.
Entre réalité historique et imaginaire fantasmé, le modèle antique se trouve adapté aux attentes et aux volontés de cette nouvelle société. Les principes de citations antiques développés depuis la renaissance trouvent un développement dans cette archéologie. Les diverses publications scientifiques ainsi que les récits et voyages appuie une expérience dans la confrontation de l’antique. C’est archéologie méditée et cette poésie des antiques donne naissance à cette réappropriation des modèles du passé.
Cette conférence aborde d’une manière synthétique cette récupération et cette transformation à l’origine même des grands modèles néoclassiques du début du XIXe siècle. Par quelques détails nous essaierons de comprendre comment les artistes vont pouvoir faire des modèles antérieurs des principes expressifs personnels. Malgré une science qui semble se rationaliser l’antique et l’histoire , l’art n’en reste pas moins l’objet de transformations et d’ inflexions.
La ville de Rome reste le centre des influences, des sources et grands modèles classiques. Mais dans ce grand tour, pour les artistes et les amateurs, la Sicile ainsi que les sites helléniques d’Asie Mineure deviennent de nouveaux horizons de cette émulation érudite. À partir de 1750 nous observons une augmentation des publications scientifiques de ces grands voyages. Les ouvrages de relevés, de descriptions et de restitution des grands ordres entre autres doriques deviennent les sources de modèles ou de conjectures controversées. Ainsi en 1758, l’ouvrage intitulé Les ruines des plus beaux monuments de la Grèce par Julien David le Roy connaît un succès et une influence importante.
L’impact de Piranèse est un phénomène européen dont Paris et Londres ont d’abord bénéficié par les séjours de leurs artistes respectifs. Les sites grecs et Romains sont en concurrence pour ce modèle d’une certaine pureté de l’Antiquité. Si ce travail de relevés confère une certaine exactitude, rapidement la curiosité va nourrir le fantasme. L’observation et l’explication des monuments antiques jusqu’alors inconnu va osciller entre science et rêve pour fournir à cet étude ethnologique des civilisations passées un profond désir d’actualisation pour des fins morales et civiques.
Nous retrouvons un cadre identique au développement de cet imaginaire de l’antique déjà présent pour des raisons politiques à la renaissance. La pratique iconographique et poétique de la mythologie et de l’histoire gréco-romaine va se développer dans de nouveaux cadres laissant à certains moments la vision purement héroïque de côté pour ouvrir des horizons plus familiers des moeurs de l’Antiquité.
Les fictions des grandes épopées vont dorénavant se nourrir des visions concrètes. Le monde grec inspire un discours plus anthropologique sur le caractère de paysages habités. Les récits de voyage témoignent d’un mouvement commun entre antiquaires, érudits, architectes et peintres. Ainsi les ouvrages revenant sur ses séjours seront illustrés par les artistes donnant un appui visuel mais surtout nourrissant ce fantasme d’interprétation de la ruine. Un peintre comme Hubert Robert deviendra le grand chantre de cette antiquité revisitée. Image d’une société idéale encore perçue par ses reliquats ayant traversé les siècles.
Malgré cette réorientation vers l’Orient des sources, le prestige de Rome ne s’affaiblit pas. Les musées de la ville éternelle, ses églises, ses monuments et ses oeuvres antiques et modernes continuent d’être une attraction pour les artistes étrangers. La ville de Rome peut être considérée comme le point de départ essentiel à la carrière de très nombreux artistes européens. Cela s’appuie sur un fait économique, le soutien des grandes familles italiennes mais aussi des diplomates et des amateurs étrangers facilite ce melting-pot artistique. Certains artistes font même uniquement carrière à Rome sans jamais revenir dans le pays d’origine. Pour les artistes français spécifiquement que cela soit Hubert Robert, Joseph Vernet, Charles Natoire ou bien Jean-Baptiste Lallemand, chacun y passe plus d’une dizaine d’années auprès de ses sources à fin d’acquérir le vocabulaire suffisant pour ce renouveau classique. Dans ce contexte le prix de Rome devient un véritable passeport à l’accès à cette culture italienne, un gage d’une qualité et d’une précision pour tout artiste ayant séjourné dans la ville éternelle. Nous pouvons relever que le mélange entre oeuvres antiques et artistes modernes de la renaissance comme sources dirige l’adaptation et la personnalisation des modèles du passé. Rome est alors l’académie de l’Europe, creuset où la pensée néoclassique se fonde.
C’est là que l’écrivain et archéologue allemand Johann Joachim Winckelmann (1717 - 1768) va développer les bases d’une histoire de l’art avec une volonté doctrinaire de l’Antiquité. L’histoire de l’art est considérée comme une science de l’étude des civilisations. Se reposant sur des principes d’un relativisme historique initié par Montesquieu ou bien encore Voltaire, Winckelmann publie en 1755 un ouvrage Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques dans la peinture et la sculpture. Même si elle paraît en langue allemande ses rapides traductions en français et en anglais vont lui permettre une large diffusion. Winckelmann s’installe à Rome où il sera bibliothécaire du cardinal Albani avant d’être nommé surintendant des antiquités de Rome en 1764. Tout comme Piranèse dans ces relevés réinventés, Winckelmann milite pour une approche expérimentale du passé.
L’enrichissement des collections privées et « publiques » sont le résultat des fouilles à Herculanum, et la découverte de la peinture grecque, qui jusque-là n’était connue que par ses traductions littéraires, forment le substrat de nombreux ouvrages qui prônent un retour ou l’élaboration d’un art « à l’antique ».
Un dogme intransigeant s’établit: les modèles antiques doivent être en permanence source de l’art contemporain. Nous pouvons relever en 1764 dans son ouvrage l’histoire de l’art de l’Antiquité cette phrase : « le seul moyen que nous ayons d’être grands, voire inimitable si c’est possible, et d’imiter les anciens [...]. L’éminente caractéristique générale des chefs-d’oeuvre grecs est [...] une grave simplicité et une grandeur silencieuse. » La base d’un art nouveau, idéal est ce grand modèle antique qu’il faut intégrer pour connaître une nouvelle grande période artistique. Winckelmann inscrit les caractères plastiques d’une époque comme le témoignage de cette société. S’appuyant sur une base anthropologique et archéologique, il considère que la connaissance des objets ou des oeuvres d’art permet d’aborder l’étude des moeurs et de la société ainsi que son évolution.
Cette corrélation entre art et société permet de considérer que l’oeuvre d’art témoigne de la grandeur ou de la décadence du peuple qui l’a produit. La volonté d’un art idéal se repose sur ce dernier comme témoin. Nous comprenons comment l’oeuvre d’art devient « étatique » car comme pour les modèles passés la création contemporaine témoigne de la grandeur du temps présent. L’idéal de beauté liée à la religion ou à la mythologie est déterminé par un environnement suffisamment propice à son expression. L’idéal d’une beauté supérieure figurée entre autre par les nus antiques permet de concevoir des proportions, des normes esthétiques qui identifie la beauté de son temps. Une éthique sociale synonyme de morale civique accompagne les arts libéraux et révèle une transcendance de la nature par ce que Winckelmann qualifie de «Beau idéal». De ces études il en ressort une certaine constante d’un humanisme qui période par période connaîtrait des oscillations entre grandeur et décadence, la grandeur étant toujours attaché à un principe classique de l’Antiquité et de la renaissance devant être réinséré dans la pratique contemporaine. Le Beau idéal serait presque une norme renvoyant à la grandeur et à la qualité de la société qui le produit. Il s’agit de comprendre que nous sommes face à une antiquité doctrinaire dont les pouvoirs européens comprennent pleinement sa fonction et son rôle. Les idées du théoricien allemand vont se concrétiser d’une manière rigoureuse. Le néo humanisme allemand incarné entre autres par Goethe prendra appui sur ce principe théorique.
L’une des avancées fondamentales pour l’analyse de l’oeuvre d’art est la description stylistique. En effet si jusqu’au milieu du XVIIIe siècle la culture historique de la pratique artistique est attachée aux grandes signatures et aux grandes écoles, Winckelmann aborde par les styles l’ensemble des caractères propres de la forme de l’art. Cela permet une comparaison des qualités propres d’une oeuvre quels que soient son époque et son lieu de production. Sociologiquement parlant cela signifie que l’on peut comparer une oeuvre grecque, romaine et française. Dans un dialogue et dans une volonté progressiste de la pratique artistique ce regard sur le passé doit permettre aux artistes de proposer une oeuvre dont les caractéristiques plastiques seules dépasseraient les grands modèles déjà existants. Cela est lourd de conséquences, l’artiste vivant est capable de proposer une oeuvre supérieure et donc lui-même d’être meilleur que les grands d’artistes précédents. Il est le témoin d’une société qui serait elle-même supérieure aux grandes civilisations antiques.
Styliistiquement cela impose le primat du dessin sur le clair-obscur. Le refus d’expressions coloristes déformantes, la simplicité placide des compositions en frise, l’imitation des bas-reliefs antiques vont alors caractériser la production romaine qui s’exportent à travers l’Europe entière. Cette réanimation de la flamme du classicisme au contact d’une culture archéologique crée une collusion entre passé et présent. S’inspirant des fragments de peinture Herculanum, ou bien encore des bas-reliefs sculpturaux observés à Rome, les artistes proposent une revisite, un renouveau à certains moments « à la grec » ou bien encore « à la romaine ». Cela nourrissant une valeur de l’oeuvre uniquement tributaire du regard que l’on peut poser sur le passé.
Après la révolution peut-on encore conserver cet idéal emprunt de périodes et de modèles littéraires déjà de trop nombreuses fois illustrés ?
Ces caractéristiques de la peinture connaissent un développement et une poursuite au début du XIXe siècle sur la peinture française où les idées, déjà anciennes de Winckelmann, se poursuivent dans ses principes d’un idéal de l’art. Le néoclassicisme, pour les jeunes peintres du début du XIXe siècle, c’est la « noble simplicité et la sereine grandeur », cette tension interne est maîtrisée au point de prendre souvent le masque de la froideur. L’historien Antoine Quatremère de Quincy défend les doctrines néoclassiques dans l’Essai sur l’idéal en 1805. Stendhal dans une note de l’Histoire de la peinture publiée une première fois en 1817 définissait ainsi l’art de peindre : « si je parlais à des géomètres, J’oserai dire ma pensée telle qu’elle se présente : la peinture n’est que de la morale construite. » L’oeuvre en France est un support dont on peut tirer des leçons.
Jacques Louis David en 1807 a proposé avec le Sacre de Napoléon une conciliation où sans peine l’idéal néoclassique rencontre l’exaltation des volontés modernes. Ainsi le profil de camée romain de l’empereur est on ne peut plus classique. Pourtant lorsque l’on observe les jeux de lumière sur les portraits environnants ont peu y comprendre l’incursion artistique de volonté déjà romantique.
Ce qui reste surtout en 1800 de la grande période néoclassique de la fin du siècle précédent, au-delà des poncifs d’une peinture d’histoire devenue simple manière, ce sont les conditions matérielles de la création artistique l’Institut, l’Académie de France à Rome, l’École des Beaux-arts sont les passages obligés pour tout artiste débutant. Une tradition nait alors en France de formation artistique qui correspond à son institutionnalisation.
Les conditions mêmes de conservation des oeuvres connaissent ce phénomène. L’époque néoclassique à créer ainsi les musées d’art dans l’Europe entière. Ainsi le Louvre encyclopédique de 1793 (musée Napoléon en 1803, appelé à contenir tous les chefs-d’oeuvre de l’Europe) autant que le musée des monuments français de 1795 créent des modèles des musées « romantiques » quasiment, avec des salles théâtralement mises en scène servant une conservation du patrimoine du XIXe siècle. Ces institutions nouvelles, comme les musées de province dans une France aux dimensions élargies par le grand empire napoléonien doivent être les premiers héritiers de cette culture encyclopédique.
Partout en Europe même aux États-Unis sur la côte est des musées publics éveillent l’intérêt pour l’art d’une population dépassant désormais le cercle des connaisseurs et des collectionneurs et permettant aux artistes de se former dans un idéal pédagogique hérité des lumières. Les oeuvres d’artistes contemporains achetés par l’État à chaque salon sont ainsi regroupées. On peut donc désormais peindre des oeuvres sans acquéreur et articuler de nouvelles formes pour un public nouveau, suscité par ce système révolutionnaire.
Cette pensée de l’histoire de l’art et de cette archéologie nouvelle forme une base d’une typologie artistique et historique renvoyant à la grandeur de la société et dévoilée lors de nouvelles institutions le salon. L’exposition des artistes contemporains bisannuels sous l’empire, irrégulières sous la restauration, annuelle à partir de 1833, bisannuels sous Napoléon III en 1863, se tenait au Louvre puis au palais de l’industrie. Un jury d’académicien décidé des admissions. L’exposition dure en moyenne trois mois et suscite une abondante littérature de critiques et de livrets satiriques. Le Jury récompense les artistes les plus remarqués, certains tableaux acquis pour le musée du Luxembourg passaient au Louvre à la mort de l’artiste. Les artistes au XIXe siècle finira donc par peindre « pour le salon », a recherché par quels effets leurs tableaux se distinguent de la. Il s’agissait à partir de 1850 d’offrir une vitrine de l’art contemporain français à l’Europe cultivée et profondément marquée par la même volonté d’idéal.
L’époque néoclassique et des musées d’art dans l’Europe entière sont autant de champs ouverts pour les artistes qui avaient cherché dans ces temples le beau et le démenti que Raphaël, Rubens ou Rembrandt semble avoir donné par avance aux épigones de David.
Jacques-Louis David et ses nombreux étudiants ont mis en place une formation où l’on apprenait à dessiner d’après l’antique, puis d’après modèle vivant, en modelant des figures à des fins de transparence ; la touche se faisant invisible se perpétuera jusqu’en 1860. Le néoclassique se nourrit de cette pensée de l’histoire de l’art et d’archéologie où réalité et fantasmes se croisent en permanence comme le reflet d’une société elle-même en progression des grands socles civilisationnels précédents.
Tendant une approche scientifique et non uniquement chronologique de l’évolution de l’oeuvre d’art, l’histoire de l’art permet aux artistes de se considérer à la fois comme successeur mais surtout comme supérieur par leur consécration contemporaine des temps passés.
L’image d’un XIXe siècle où se construit les humanités, où l’art devient le reflet de la société qui le crée explique en quoi les visions classiques et modernes se croiseront en permanence comme image d’un art qui ne peut se désengager du temps qui le voit naître. La naissance de l’histoire de l’art et cette archéologie repensée et actualisée témoignent d’un débat où l’art contemporain deviendra un enjeu social, politique et économique. Les grandes vitrines que sont les salons ouvrent à une société entière l’image de son temps, d’un débat entre le beau et l’idéal.
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