La logique d’un académisme, la conservation des modèles passés
Les deux précédentes conférences ont démontré la fonction doctrinaire et étatique de la peinture néoclassique. La volonté du réinvestissement de l’Antiquité pour témoigner de la grandeur d’un art et de son temps ne va pas pour autant limiter la variation des sujets ainsi que des factures. Entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, les peintres appartenant à cet académisme historique vont multiplier les références tout en se les appropriant et en revendiquant une singularité. Malgré ses fondations dogmatiques, le néoclassique va en permanence subir des mutations, chaque artiste pouvant malgré un système de règles précises faire part de son individualité.
Tymoléon à qui les syracusains amènent des étrangers 1796 de Jean Joseph Taillasson.
Jean Joseph Taillasson compte avec Jacques Louis David parmi les meilleurs élèves de Vien. Il échoue cependant à plusieurs reprises au concours du prix de Rome et doit se résigner à partir à ses frais en Italie en 1774. Il y reste quatre ans puis revient à Paris. Agréé à l’Académie royale en 1782 il est reçu comme peintre d’histoire deux ans plus tard. Son oeuvre est résolument marquée par les leçons de Vien et par la tradition classique de Poussin dont il est un fervent admirateur.
Ce tableau est présenté en 1796 au salon. Dans le livret du salon nous pouvons noter la notice beaucoup plus longue que le titre qui lui est aujourd’hui donné : « Timoléon à qui les Syracusains amène des étrangers. Le grand capitaine, retiré à Syracuse, perdit la vue [...] Alors les Syracusains redoublèrent d’attention à son égard. Il lui ammenait les étrangers qui venaient chez eux : voilà disait-il, notre bienfaiteur, Notre-Père [...] Ce tableau à ses pieds de large sur cinq pieds 10 pouces de hauteur. »
Tout d’abord, nous pouvons relever que la longueur de la notice ainsi que les explications servent d’éléments de médiation. L’enjeu de ces grands tableaux est d’avoir une fonction morale et didactique dont le livret du salon est le support. Cette oeuvre correspond au mieux à la conjoncture politique de détente entre la dictature de Robespierre et celle de Bonaparte par une glorification du fervent républicain grec le IVe siècle qui dut s’expatrier de Corinthe, après avoir tué son propre frère en lequel germait un tyran et vint en Sicile pour expulser de Syracuse Denys le jeune et instauré dans l’île entière l’ordre démocratique.
Le sujet est à la mode puisqu’en 1794 la tragédie Timoléon fut jouée. La pièce est interdite par le comité de sûreté générale et son auteur Chénier obligé de brûler son manuscrit. À la chute de Robespierre la pièce fut reprise.
La composition générale présente une organisation des figures placées en frise, liées les unes aux autres par des gestes marqués, bras qui se tendent en direction de Timoléon, index levés vers le ciel du héros grec. Taillasson précise le caractère sicilien de la scène par l’architecture et un paysage aride dominé par la montagne de l’Etna. L’architecture d’ordre dorique remplace les colonnes toscanes que l’on peut voir sur l’esquisse conservé aujourd’hui à Montauban. L’organisation en frise, proche du bas-relief sculpté et les soucis du détail comme pour les chaussures ou bien encore l’assise du personnage principal, montrent la reprise de l’antique et surtout une organisation plastique tournée uniquement dans la valorisation de Timoléon. Les critiques furent assez sévères pour la toile bien que son caractère néoclassique privilégie le dessin plus que le coloris. Cela semble avoir heurté et on peut lire : «... Ce Timoléon [...] quoique dessiné et drapé avec pureté ne présente qu’un mérite glacial, tant pour le coloris que pour les faits. »
Il est vrai que le dessin est la base et l’organisation générale la composition de ce tableau. Les effets de lumière sur les divers drapés ne leur offrent pas un coloris chaud, ni des variations de matière mais un aspect presque froid. La référence à la sculpture appuyer par un dessin précis offre la quasi même chaleur à l’architecture, au drapé et aux carnations.
Jean Joseph Taillasson est auteur de plusieurs ouvrages d’esthétique, dont certains sont rédigés en vers : le Danger des règles dans les arts 1785 ; Observations sur quelques grands peintres dans lesquelles on cherche à fixer les caractères distinctifs de leur talent avec un précis de leur vie, 1807.
L’épisode choisi par Taillasson présente nulle dramatique ni aucun sentiment. La seule expression est la tête légèrement relevée accompagnant l’index et le mouvement du bras gauche du héros. Dans l’esquisse de Montauban, Timoléon présente un visage de profil nettement découpé sur les colonnes derrière. Cette variation pour la version finale permet d’avoir une facture un peu moins froide. On peut souligner que l’organisation de la composition laisse la part belle et quasi unique au corps et à l’histoire. Même l’architecture semble devoir se plier aux dimensions de l’oeuvre. Le rôle didactique et pédagogique de la peinture néoclassique conduit ces artistes dans des références plus académiques à une image figée à la froideur dogmatique.
Joseph Benoît Suvée avec son tableau la Vestale Tuccia portant le crible rempli d’eau pour prouver son innocence présente un néoclassique légèrement adouci bien antérieur à la toile Taillasson.
Jean Benoît Suvée obtient en 1771 le premier grand prix avec le combat de Minerve contre Mars, tableaux qui déçoit David qui lui en gardera une tenace rancune. Il est pensionnaire à l’académie de France à Rome de 1772 à 1778, il séjourne ensuite à Naples, Malte, Venise et en Sicile. De retour en France il est agréé en 1779 et reçu comme peintre d’histoire un an plus tard. Il compte parmi les peintres d’histoire les plus importants de sa génération et à ce titre sera nommé directeur de l’académie de France à Rome en 1792. L’hostilité de David et les événements politiques font qu’il ne prendra réellement ce poste qu’en 1801. Il supervisera le déménagement à la villa Médicis.
L’artiste réalise plusieurs versions de la vestale. La jeune femme doit pour prouver son innocence portait un crible d’eau sous le regard inquiet de la foule, ici personnifiée par les deux femmes derrière elle. En 1785 on note dans le livret du salon la présentation d’un tableau à la description similaire de celui de Tours. La toile fut admirée pour sa belle ordonnance dans la composition et ses figures peintes du ton du marbre. Un critique souligne : « M. Suvée n’a d’égal pour l’harmonie, la pureté du style et du drapé ; personne n’approche plus les grâces simples de l’antique ». En effet lorsque l’on observe la force et le calme qui se dégagent du visage de cette jeune femme, l’intensité dramatique de la scène est adoucie par la subtilité de la gamme chromatique déclinant les tons de Beiges et de blancs. Les traits de dessinateur sont accompagnés d’une fine écriture du pinceau. L’équilibre de la composition se fait par une facture lisse, quasi transparente témoignant d’une composition dessinée et maîtrisée. En étudiant les dessins préparatoires et les autres compositions du même thème, la focalisation de l’artiste se fait sur le visage et la tête de vestales. Des traits du visage à la perfection presque sculpturale dans la manière de coiffer les cheveux dans un chignon défait témoigne d’une maîtrise de la couleur et du trait. La dramatique est un peu plus présente que chez Taillasson, les deux jeunes femmes derrière l’héroïne levant les yeux illustrent le drame et la tension narrative. Nous retrouvons cette dernière dans les yeux légèrement rougis et humides de Tuccia. Pourtant la solennité de la pose et l’aspect de marbre inexpressif du visage court-circuite un tant soit peu la tension. Le cadrage serré offre une part à l’imagination du spectateur par un hors champ indiqué en suivant les trois regards qui semblent converger vers un même point. Le fond sombre découpe des trois figures et renvoie encore au modèle sculptural antique. La fermeté du trait est adoucie par les variations de brun de gris et de blanc du voile et du vêtement de la vestale. Pour en souligner son aspect sculptural nous remarquerons que la lumière sur la vestale est beaucoup plus froide que sur les deux jeunes femmes de la partie gauche. Le positionnement des têtes de profil jusqu’aux trois quarts décline dans un quasi système cinétique la maîtrise de la représentation du visage. L’absence de tout élément décoratif montre une nouvelle fois la focalisation sur le corps et sur l’histoire.
La morale est évidemment au coeur même de cette iconographie. La dramatique est portée par le récit, mais la figure morale de la vestale semble correspondre parfaitement un dessin figeant la composition. Aucune emphase, tout semble être dans la retenue que cela soit dans la pose, dans l’expression, dans la palette comme dans le dessin. Suvée propose un traitement plastique correspondant à l’image même du récit.
Ces deux exemples du néoclassique montrent la manière dont les artistes réinvestissent profondément le modèle sculptural antique dans leur composition. Malgré quelque réchauffement de la palette chez Suvée, l’esthétique y reste profondément froide. La suprématie du dessin témoigne du fonctionnement même de la formation de ces artistes. Le spectateur de l’époque comme on peut le voir dans la critique qu’elle soit positive ou négative, cherche avant tout cette « pureté » de la transcription de l’Antiquité dans ce modèle pictural contemporain. Tout est question d’équilibre, jusqu’à en figer les poses. Chez Suvée, les drapés conservent cette épaisseur et une certaine dynamique. Au contraire, nous observons chez Taillasson un aspect minéral du traitement des vêtements. Artistes contemporains, leurs différences témoignent de la capacité et de la volonté de ces artistes à subjectiver cette citation de l’Antiquité. Par les légers épaississements de la matière des drapés de Suvée, nous pouvons entrapercevoir les raisons de sa mise à l’écart par Jacques Louis David et son dogme.
Les fonctions morales sont à la fois dans le contenu et dans la forme. Les gestes y sont statiques, l’expression est complètement retenue. La primauté du dessin sur cette fin du XVIIIe siècle est de plus en plus dans l’élaboration et dans la construction des grandes compositions. Même pour un tableau de format moyen, la portée morale prime sur le ressenti. Le beau est donc supérieur au goût. Malgré cela, chaque artiste est considéré comme un individu autonome et surtout identifiable. Le choix des compositions et des équilibres permet dans un système qui semblerait presque dictatorial une expression personnelle.
La « noble simplicité et sereine grandeur » de Winkelmann se ressent parfaitement dans cette tension interne maîtrisée au point de prendre le masque de la froideur. La vestale Tuccia est un exemple vertueux à glorifier. Timoléon un héros de la démocratie prêt à tuer son frère pour le bien collectif. Pour les jeunes artistes du début du XIXe siècle ces modèles sont encore extrêmement forts. Pourtant un fait artistique et politique va changer la donne.
À la fin de l’empire, comme les maréchaux pour Napoléon, les élèves entourèrent David, mais sont prêts à le trahir pour conserver leurs titres. Ainsi Jean Gros, fidèle à l’enseignement de David, peint Louis XVIII. Après la défaite de Waterloo en 1815, Jacques Louis David est exilé par Louis XVIII, l’académie, plus forte que jamais, se réclament de sa doctrine. De l’école de David plusieurs centaines d’élèves avaient étendu la référence de son dogme dans l’Europe entière. On y apprenait à dessiner, à peindre d’après l’antique puis sur le modèle vivant, par la touche transparente. Officiellement, David est un proscrit. Le chef de l’école française n’a plus droit de citer en France. Pourtant la facture porcelainée et la palette audacieuse du vieux maître continu. Il deviendra suite à un changement de la mode sujet à moquerie de la critique. Du sublime au ridicule, de la grâce à la faveur il n’y a qu’un pas.
Les esquisses peintes du peintre Émile Signol, comme Scène antique, témoignent de cette conservation des modèles antérieurs. Admis à l’école des beaux-arts en 1820, il devient l’élève de Jean Gros. Formé à la peinture d’histoire, il obtient le grand prix de Rome en 1829 et le premier grand prix en 1830. Comme bon nombre de ses condisciples, le séjour entre 1831 et 1835 à la villa Médicis est la révélation de l’art italien.
Le petit tableau Scène antique est une esquisse appartenant aux années de formation de l’artiste dans le cadre des concours d’esquisses. Illustrant une scène d’un guerrier mourant, il témoigne de l’impact de l’antique dans les sujets. Autre petite huile, Méléagre reprenant les armes à la sollicitation de son épouse, a été tiré au sort pour le prix de Rome de 1830 dont Signol est lauréat. Malgré que cela ne soit une esquisse, on y discerne les colonnes doriques encadrant la baie par laquelle Cléopâtre désigne à son époux les remparts incendiés. Le travail de Signol sera unanimement reconnu par la critique. Pourtant certains déploreront la théâtralité des figures principales. L’esquisse ne présente pas les défauts de l’oeuvre définitive par exemple les vêtements de l’épouse. Ici au contraire, la vivacité du geste de Cléopâtre est soulignée par des voiles légers et uniformément clairs. La répartition des personnages se fait en adéquation au volume de la pièce du rythme des ouvertures. Une nouvelle fois pour une théâtralité effective les héros sont mis sous une lumière beaucoup plus forte et plus blanche. Cela crée une rupture entre le premier plan et le fond.
Ces esquisses témoignent d’une gestuelle et d’une expressivité des couleurs et de jeux de lumière qui semblait en inadéquation avec le régime de transparence voulue par Jacques Louis David. Pourtant le passage au tableau infléchit les charges chromatiques par le dessin. L’expressivité contenue dans ces petits tableaux sera minimisée au final. D’un guerrier mourant aux héros reprenant les armes pour la cité, les thèmes de l’antique sont fondamentalement inscrits dans la formation des artistes et leur fonction morale. Émile Signol à une longue carrière, il décède en 1892. Malgré sa formation et ses récompenses académiques, il va traverser le siècle les variations de thèmes et les variations techniques. Ces petites esquisses peintes témoignent d’artistes qui sont formés techniquement pour répondre à toutes les exigences plastiques d’une institution et du public.
Cette capacité et cette flexibilité permettent à chacun de pouvoir une nouvelle fois s’individualiser malgré une formation qui semble enchâsser dans un système unique. Il faut se méfier de ces raccourcis trop rapides quant à un académisme figé. Chaque étudiant sortant de l’école des beaux-arts se doit pour réussir sa carrière, une synthèse personnelle de ses enseignements et de ses sujets. Le néoclassique n’est donc pas un moule unique mais bien un moyen d’acquis techniques permettant de répondre à toutes les sollicitations. Ces artistes sont des techniciens, et peuvent répondre en permanence aux exigences d’un pouvoir en place dont ils sont dépendants.
Jean-Baptiste Auguste Vinchon est traditionnellement présenté comme un des élèves de Jacques Louis David bien que son nom n’apparaisse pas sur la liste. Il suit une formation académique qui se poursuit à Rome en 1816, où il se lie avec Ingres. La formation académique fait de lui un peintre officiel. Exécuté vers 1848, Louis-Philippe et la famille royale visitent Les galeries historiques de Versailles, est l’esquisse du tableau aujourd’hui conservée à Versailles. Il montre la famille royale arrêtée devant la statue de Jeanne d’arc au cours d’une visite nocturne. Sculptée par Marie d’Orléans, second fille de Louis-Philippe, c’est la dernière oeuvre de la princesse décédée en 1839 à l’âge de 26 ans. L’oeuvre de Vinchon s’inscrit dans une production représentant le roi et sa famille dans des moments privés et destinée à donner un visage humain au régime et à équilibrer l’imagerie officielle par des représentation familières. L’hommage recueilli de la famille royale à une artiste disparue est imprégné d’un amour filial auquel s’ajoute la dévotion du roi pour la figure historique de Jeanne-d’Arc. L’intérêt pour la pucelle d’Orléans ne s’est jamais démenti et au XIXe siècle plus particulièrement à partir de la restauration connaît un développement significatif. Fidèle serviteur de Dieu et incarnation du courage français, Jeanne a loyalement défendu la monarchie contre une puissance étrangère. Louis-Philippe ne pouvait manquer d’exploiter l’attachement des Français au personnage, dans un souci constant de se poser en héritier de la royauté. Les lampes font ressortir le marbre et rompent la gamme dominée par les noirs et rouges qui suggèrent une atmosphère intime dénuée de formalisme. L’objet même de la composition et le sujet de Vinchon témoignent d’une réorientation des thèmes et une actualisation plus importante.
Les peintres académiques ont toujours comme référent l’Antiquité, mais le rapprochement entre les artistes et le pouvoir conduit ces derniers à devoir appliquer à tous sujets des éléments de composition variants. Les évolutions politiques auront comme conséquence des évolutions thématiques. Les artistes ont continué à suivre un enseignement où l’antiquité est au coeur des questionnements, mais pour conserver un impact moral et officiel ils seront amenés à infléchir ou à travailler des thèmes n’appartenant plus aux grands sujets antiques.
La conservation des modèles du passé se fait en permanence dans une actualisation. Le dessin et la sculpture sont les bases mêmes de toute formation d’un artiste académique. Seul les étudiants sortant de l’école des beaux-arts, amenés dès les premières années de leur formation à un principe de concours peuvent vivre et être reconnus pour la peinture. Le voyage à Rome conserve son poids dans la formation et dans la qualité même de l’artiste. Ce qui change entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle ce sont les thématiques et non pas les données plastiques. En ayant des sujets qui se rapprochent de plus en plus d’une quotidienneté, les peintres académiques témoignent d’une capacité d’adaptation, même si la volonté vertueuse de la peinture pour Jacques Louis David était à l’image d’un régime politique révolutionnaire et impérial, pour Vinchon cela peut être totalement royaliste. Le beau idéal va un tant soit peu être perverti. Le clair-obscur présent chez Suvée, Signol ou Vinchon montre un affaiblissement du dogme et un questionnement où le naturalisme et les modèles rejetés par Jacques Louis David pénètrent la peinture.
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