La temporalité en peinture
Cette conférence aborde le second terme de l’intitulé du cycle: le temps. Dans la classification des arts, la peinture appartient à ceux de l’espace, il ne ressort pas moins que la réforme engagée à partir du XIVe siècle souligne une temporalité dont la réception et la construction de l’oeuvre. La temporalité signifie le caractère de ce qui existe dans le temps. Si l’image peinte semble représenter un instant, l’exercice visuel qu’elle engage déploie cette spatialité dans une durée. La peinture est un temps présent qui engage une action entre passé et futur. Les régimes de temporalité du tableau nous engagent dans une lecture dépassant le simple fait plastique. Deux temporalités s’établissent dans une oeuvre, la première narrative est consécutive du régime historique, la seconde descriptive ou contemplative engage une intériorisation empathique de l’observateur.
La modification à la renaissance de la construction de l’oeuvre lui donne une nature temporelle, c’est-à-dire opposée à l’éternel. La subjectivité du regard s’oppose à l’objectivité du sujet, et comme l’espace reste objectif, le temps n’en est pas moins subjectif. La réception de l’oeuvre prend le pas sur son régime narratif, la temporalité du tableau bascule entre le XIVe et le XXe siècle par une contemplation où la durée joue sur la sensibilité. L’art est l’expression sensible de l’idée, le lieu de combat entre l’intelligible qui cherche à s’incarner et à se retrouver dans une matière sensible. Cela met en place la dialectique historique de l’art.
La spatialité picturale abordée précédemment témoigne d’une composition superficielle organisant la circulation du regard pour une efficacité narrative. Le mouvement, conduit par l’organisation plastique, témoigne de cette temporalité didactique et contemplative.
Le diptyque de Naddo Ceccareli présente deux actions distinctes dans le temps figurées sur la même surface. Les vecteurs narratifs générés par des échanges de regards unifient la composition et induisent une circulation de l’oeil d’un panneau à l’autre. La cohérence entre l’espace et le temps n’est pas respectueuse d’une unité, mais donne aux panneaux sa propre temporalité. Nous partons du témoin terrestre, le roi mage le plus à droite pour nous replonger dans l’épisode de l’annonciation avant de revenir à l’adoration. Cet aller et retour entre passé et présent figure un temps non linéaire, mémoriel. Le récit s’organise d’une manière anarchique. Cette déconstruction narrative témoigne d’une temporalité inexistante pour proposer une image d’éternité.
Ce principe se retrouve dans le diptyque bolonais représentant sur le même panneau la crucifixion, la décollation de Saint-Jean Baptiste et le martyre de saint Catherine d’Alexandrie. Trois épisodes ayant chacun leur propre chronologie historique qui se trouve à être concentrés dans le même espace et par conséquence dans le même temps. La juxtaposition de différents épisodes au sein du même espace provoque la réorganisation par le regard du récit. La partie antérieure du coffre de mariage représentant l’histoire de Camille ne peut être réorganisée que si son spectateur lui-même le propos. Pour une efficacité historique et narrative, les épisodes vont se retrouver à être découpés.
Une des réformes fondamentales de la construction de l’image à la renaissance consiste à organiser et à respecter la cohérence entre l’espace pictural et le temps narratif. En concentrant sur le panneau une seule action, les artistes modernes prennent en considération l’instantanéité de l’image, et l’intériorisation narrative du dévot. Le regard, intellectualisé, devient l’élaboration temporelle de l’oeuvre.
Les deux panneaux de prédelles d’Andrea Mantegna figurent ce découpage narratif du récit. Formellement liés par leur positionnement dans un polyptyque, les trois épisodes figurés se construisent comme une succession de vignettes représentant des étapes du récit. Chaque panneau à sa propre temporalité et appartient à la temporalité générale de l’ensemble. La « fenêtre ouverte sur le monde et ouverte sur l’histoire » décrite par Alberti permet de comprendre cette articulation entre espace et temps. La construction spatiale devient l’appui de l’étalement chronologique. L’unité formelle et géométrique des trois panneaux permet à l’oeil de progresser dans une lecture de gauche à droite dans le récit. Les déplacements de personnages entre la ville de Jérusalem en arrière-plan et le premier plan accueillant l’action, permettent d’allonger et de projeter cette histoire. Ainsi, les soldats se dirigeant à la suite de Judas vers le jardin des oliviers renforce le caractère présentiste de l’image, mais lui octroie aussi un caractère projectif. Sans représenter l’arrestation, Mantegna la préfigure. L’instantanéité de la représentation se retrouve à être étendue dans le temps.
Ce constat démontre que l’élargissement de la temporalité de l’oeuvre se fait en dialogue avec son spectateur. Le passé et le futur de l’action ne sont que des projections mémorielles et intellectuelles du regardeur. La temporalité de l’oeuvre se construit en dialogue avec la culture et la description de celui qui la regarde. Cette projection est accompagnée par la composition de l’oeuvre. La circulation du regard est structurée par la composition générale et permet ainsi dans une circulation « physique » du regard d’amener une projection narrative mentale. L’un des enjeux pour les artistes consiste à unifier le narratif et le contemplatif. Cette unité permettant de lier la fenêtre ouverte sur le monde et la fenêtre ouverte sur l’histoire. La temporalité à la renaissance repose sur deux temps narratifs et contemplatifs.
La temporalité en peinture engage un phénomène extérieur et une résonance intérieure. Les principes de l’empathie, cherchant à toucher celui qui regarde le récit, aboutissent sur une résonance psychique de l’humain avec la nature représentée. Le tableau compresse les trois dimensions spatiales en deux et de ce fait la durée en un instant. Par la dramatique de l’histoire la peinture devient un art spatio-temporel.
Le régime historique et narratif de la peinture est le moyen de faire résonner la simple imitation de l’objet. Le déplacement visuel à la surface du tableau soutien cette âme figurée.
Plastiquement, le dessin fixe la forme et délimite l’espace. La couleur développe le moyen de plonger l’oeuvre dans une durée et de lui faire don de la vie. L’intériorisation générée par la contemplation aboutit sur une opacité de la matérialité, jouant d’une absorption et d’une subjectivité la découverte du sujet. La construction plastique doit pour toucher le spectateur générer des scansions physiques.
Le clair obscur de Caravage ou encore de Caïro construit une circulation mentale à la surface du tableau. L’instant se prolonge par un exercice de «scanning» dévoilant petit à petit l’ensemble des détails. La notion de plaisir émergeant des réformes de l’oeuvre entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, développe le régime temporel contemplatif du tableau au détriment de son régime narratif. La matière picturale devient le siège de cet exercice mental. La couleur, l’épaisseur et la dynamique générées ne sont plus accompagnants du récit, mais des structures sensibles. Dans le double portrait de donateurs avec vierge à l’enfant de Rubens, nous pouvons relever la même stase que chez le Caravage. Il n’y a aucune action, aucun récit. L’oeuvre semble décrire que son caractère instantané. Pourtant les drapés de la vierge créent un effet dynamique et engagent une temporalité contemplative. La couleur et le matière dynamisent et allongent l’exercice visuel.
L’organisation plastique s’équilibre entre le volonté narrative de sa temporalité et sa capacité contemplative. La +Circoncision de Vignon mêle le récit et sa découverte visuelle. Ce qui peut sembler être un assombrissement et une complexification de la composition par un puissant clair-obscur n’en est pas moins de la part de l’artiste une volonté d’allonger le temps d’observation pour permettre de juxtaposer des principes mémoriels et physiques. Cet accompagnement du regard et de la réflexion renforce la théâtralité du tableau. Dans les oeuvres religieuses de très grandes dimensions ses collusions entre passé présent et futur sont inhérentes à leur narrativité. L’Assomption de la vierge de Lamy présente visuellement le récit, le présent et le témoin rédacteur du texte à l’origine de l’image. L’action est à la fois présent et passé. Le témoin narrateur est lui à la fois présent et futur. Il nous introduit visuellement et plastiquement dans l’oeuvre. L’instantané qui nous est offert se retrouve alors dissolu dans une temporalité flottante. Par ces collisions, les artistes concentrent les trois éléments temporels comme les trois éléments spatiaux sur une seule et même surface. Le tableau devient un objet hors d’une temporalité cohérente.
La volonté narrative reste pourtant le principal apport de la peinture d’histoire au sein de l’académie. Jean-Marc Nattier dans son morceau de réception Persé assisté de Minerve, utilise un vecteur narratif partant de l’angle supérieur droit et allant vers l’angle inférieur gauche. Cette construction efficace met en place un temps qui semble linéaire. Le corps de Phiné à moitié pétrifié suspend le récit. Les ornementations qui entourent la narration viennent comme autant d’allongement de la contemplation de l’oeuvre. Ils consistent à équilibrer un principe narratif et mémoriel avec un principe contemplatif et sensoriel. L’oeuvre d’histoire doit générer du sentiment, ce dernier ne peut être simplement supporté par une temporalité narrative, il doit être de qualité plastique.
La couleur est un des supports des effets dramatiques de l’oeuvre. La temporalité et sa caractéristique d’intériorisation commence à se concentrer sur les simples effets visuels. L’oeil devient l’organe spatial mais aussi temporel. La conduite à la surface du tableau du regard ne consiste plus en un simple maillage narratif mais en un élément d’émulation sensitive. La vision intérieure générée le sentiment bascule dans une perception externe. La stase des sujets témoigne d’une disparition du récit pour une mise en avant de la contemplation. Cette caractéristique croise la notion de volupté et devient un sujet du tableau. François Boucher dans Sylvie fuyant le loup blessé, fixe Sylvie dans une position dont la dynamique n’est pas narrative mais simplement contemplative. En effet, la figure est plutôt concentrique dans sa construction et conduit le regard à une circulation autour de ce corps pour un simple plaisir des yeux. La vision est un acte de simple projection. Le tableau ne peut témoigner que de sa propre temporalité et de son propre instant. Cette autonomie compositionnelle témoigne d’une évolution de la temporalité.
Cette intériorisation contemplative et le caractère instantané de l’oeuvre permettent aux genres non narratifs comme le paysage ou la nature morte de devenir des sujets aux mêmes sentimentaux. Les effets chromatiques peuvent créer une temporalité empathique. À la différence de la peinture d’histoire ou des scènes d’actions quotidiennes, le paysage et la nature morte provoquent une absorption toute mentale, où le temps est sensibilité. Dans le paysage au soleil levant morceau de réception de Julliard, les incongruités spatiales génèrent un sentiment par les effets chromatiques. Le regard n’est plus conduit à suivre un récit, mais à balayer la surface du tableau. Les effets de teintes et de couleurs deviennent le moyen pour l’artiste de créer une dynamique et de générer un sentiment. Les paysages avec ruines, comme chez Hubert Robert, articulent encore une temporalité entre passé et présent. En effet, la ruine métaphoriquement signifie un passé révolu, sa représentation présente conduit à une projection de la part du spectateur.
La peinture d’histoire ne disparaît pas pour autant, mais cette évolution de la temporalité permet au tableau de se construire son propre temps. Cette réforme accompagne une modification de la description et de l’exercice visuel. Les sciences de l’optique et de la physiologie oculaire permettent aux artistes de justifier que le sentiment peut être simplement généré par le regard et les sensations. Le temps « d’itinéraires » à la surface du tableau devient instantané pour une jouissance visuelle complète.
Le dessin qui contenait le récit vacille et la couleur se renforce. L’absorption du spectateur ne se fait plus dans une intériorisation et une spiritualité, mais dans une excitation sensorielle. Les romantiques vont proposer que la couleur peut à elle seule générer un impact sensible supérieur au récit.
Eugène Delacroix, dans son tableau comédiens ou bouffons arabes, recompose un espace où le récit s’efface pour laisser place à l’exercice visuel. Le régime additif des couleurs complémentaires et primaires en devient un sujet. Cette structure temporelle revendique l’instantané du tableau. L’émergence des deux dimensions de l’oeuvre est accompagnée par la compression du temps. L’acte de mémoire et de projection contenue dans le régime classique du tableau laisse sa place à une oeuvre dont l’immédiat renvoie au sensoriel.
Le partage du sensible se renforce par la collusion de l’espace temps du spectateur et de l’oeuvre. L’impression visuelle et colorée devient le sujet du tableau. La multiplication des paysages ainsi que des natures mortes chez les peintres modernes fait disparaître la figure humaine. Claude Monet dans un bras de Seine près de Vétheuil ne présente plus qu’une nature sans aucune présence de l’homme. Cette disparition appuie la dissolution définitive du régime narratif du tableau. L’homme n’est plus dans l’oeuvre mais face à elle. Le régime contemplatif recherché par les impressionnistes s’accompagne d’une temporalité spectatorielle. La construction plastique de leurs tableaux revendique une planéité de la toile, mais surtout une structure où le regard englobe la surface complète de l’oeuvre. L’avènement des phénomènes perceptifs comme moteur de la communication sentimentale mène à une oeuvre immédiate. Pourtant l’exercice visuel généré dépasse cette simple instantanéité. Les décompositions par la touche fragmentent l’image et conduisent le regard dans une découverte d’une surface picturale accidentée. Le déplacement du spectateur face à l’oeuvre impressionniste peut être considéré comme une temporalité supplémentaire de son observation. De loin le sujet se recompose, de près il se décompose, La temporalité devient physique et non plus mentale.
L’abstraction va poursuivre ce principe physique. Par leur monumentalité de toiles d’Olivier Debré définissent un espace autonome suffisamment grand pour y inclure intégralement le corps de celui qui l’observe. Le regard balaye en un certain temps l’ensemble de la surface du tableau. Les épaisseurs de matières de la partie supérieure de la toile, ainsi que les coulures mêmes de la peinture renvoient à une dynamique de la gestuelle de l’artiste et offre alors à la composition une temporalité simplement générée par la matière et son étalement. Le temps de l’oeuvre n’est plus que celle de la peinture.
Chez Zao Wou Ki, la diffusion de l’encre de Chine par le papier de Lotus créée une temporalité. Les pleins et les vides scandent physiquement la toile et la ponctuent temporellement. Ces effets dynamiques du geste et de l’impact de l’artiste à la surface du tableau, donne une temporalité qui est plus que anthropocentrique. Le premier temps d’un tableau et de sa réalisation n’est que celui de l’artiste. L’expressionnisme abstrait nord-américain a fortement marqué la temporalité dans la seconde moitié du XXe siècle. La revendication d’une subjectivité du créateur figurée à la surface de l’oeuvre génère un dialogue avec la temporalité du regardeur. Le tableau devient alors une surface figeant le temps du premier et activant le temps du second. L’oeuvre est un instantané, mais par sa plasticité une image temporelle suspendue.
La temporalité en peinture est une conséquence de la volonté expressive et communicationnelle de l’art. Que le temps soit narratif ou contemplatif, l’enjeu est qu’il génère chez le spectateur une émulation sensible, sentimentale, mémorielle ou intellectuelle. Le temps est une nécessité pour qu’une oeuvre soit un moyen d’expression. Par cette recherche et cette double nature du tableau, la peinture revendique une émancipation et une qualité sensible. Suivants les modèles des arts du temps comme la musique ou la danse, la peinture va emprunter leur qualité pour s’enrichir, s’élever.
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