lundi 18 octobre 2010

peinture et danse

Peinture et Danse


La problématique de l’espace, du temps et de la sensorialité nous conduit depuis la précédente conférence à aborder le dialogue entre la peinture et les autres pratiques artistiques. La musique nous a permis de concevoir leur rapprochement valorisant la peinture. La représentation de la figure humaine constitue les fondements narratifs et historiques du sujet pictural. L’organisation de la représentation de l’homme va entre le XIVe et le XXe siècle questionner son épanouissement spatial. Les arts dansés vont permettre une mise en situation dynamique de la figuration. Les principes de l’idéalisation et de la grâce questionnent l’interaction entre la peinture et la danse. Reliquat du modèle musical, la représentation de danseurs et de danseuses permet aux artistes de figer un mouvement et de ce fait une sensorialité. La danse, dans ses fondamentaux, est une pratique artistique utilisant le corps et son déplacement comme un moyen expressif. Pour l’organisation plastique des groupes, la danse est un modèle pour la peinture.

Dans cette convocation d’un corps dynamique, nous essaierons de comprendre comment une nouvelle fois nous passons d’un corps représenté à un corps représentant. Depuis l’Antiquité, la représentation dynamique passe régulièrement par la figuration de scènes dansée. Ces chorégraphies sont à considérer dans leurs agissements plastiques et suspendus.


Les quelques exemples d’art antique présentés au musée des beaux-arts de Tours ne figurent pas explicitement la danse. Pourtant dans la céramique, les cortèges de danseurs et de danseuses permettent visuellement une circulation du regard sur un objet tridimensionnel. En effet, pris dans le mouvement et l’unité de l’ensemble des corps animés, le regard tourne naturellement autour du vase. Ce principe décoratif et figuratif permet de mettre en place une composition homogène en accord avec son support. Le regard par la dynamique de la frise est spatialement et temporellement amené à tourner autour de l’objet. Ce principe formel témoigne de l’utilisation de la danse comme un moyen d’épanouissement et de circulation du regard par les mouvements du corps. Cette origine antique illustre le caractère temporel de la représentation d’une figure dansant qui n’en restent pas moins suspendue dans son mouvement.

La représentation de la danse en peinture problématise l’image suspendue et par le phénomène de l’intériorisation sa projection temporelle. En effet, le corps étant figé, sa posture doit conduire le spectateur à percevoir un avant et un après. L’équilibre ou le déséquilibre dans la représentation du mouvement créé une temporalité. Le rapport entre la musique et la peinture génère du temps pour des principes de composition et de rythme. Le dialogue entre la danse et la peinture joue sur une sensorialité où le corps animé d’une expression, permet aux artistes de construire des équilibres et des déséquilibres jouant avec les propres sensations du spectateur.

Ces ballets chorégraphiés organisent les groupes de personnages pour avoir un effet dynamique. Même s’ils ne sont que musiciens, les anges occupant la partie supérieure du panneau central de Lorenzo Veneziano, montrent des postures dont l’individualisation crée naturellement une rythmique dans leurs observations. Par la danse et le rapprochement avec un corps expressif, les artistes comprennent que la position permet au regard de se projeter. L’homme devenant le sujet central du récit et de la composition, sa posture conduit par son mouvement suspendu le regard de celui qui l’observe. Même si le rapport n’est pas immédiat, ce questionnement de la danse et du positionnement d’un corps expressif au sein de la composition permet d’évoquer ce rapprochement entre la peinture et les arts dansés.

La danse est un modèle d’expression et d’équilibre dans le positionnement du corps. Avec la notion de grâce qui se développe à partir du XVIe siècle, le modèle du corps du danseur bien positionné et équilibré complète l’aspect plaisant du tableau. La danse, art du temps, repose sur l’épanouissement du corps dans l’espace. Corps gracieux jusqu’aux extrémités, nous pourrions souligner que l’écartement du petit doigt observable dans les tableaux maniéristes semble être comme une finalisation d’une posture embellie et maîtrisée. Le triomphe de Silène peint un opposé à cette grâce posturale. Les corps avachis, écroulés semblent nous envoyer une image de déchéance. La théâtralité dans la composition du tableau ne développe pas uniquement le temps du regard sur le principe narratif du récit. La danse, expressivité silencieuse, semble pouvoir être un modèle questionnant et communiquant un temps uniquement sensoriel et emprique. Avec la notion de plaisir qui se développe dans les raisons de la réception de l’oeuvre, la grâce ou la disgrâce du positionnement du corps rapproche la peinture de la danse. Si le modèle sculptural que nous abordons ultérieurement témoigne d’un principe culturel, l’expressivité immédiate par le positionnement d’un corps gracieux est en osmose avec l’observation par les artistes du corps du danseur.

La consécration en France sous le règne de Louis XIV des grandes représentations dansées, où le roi se met en scène, offre un caractère supplémentaire à la danse. Au XVIIIe siècle, les danseurs et danseuses deviennent alors des sujets autonomes et dignes d’intérêt.

Dans le paysage avec ruines, au son du musicien les paysans dansent et renvoient l’image d’une société unie. En effet, tout comme la musique, la danse représente visuellement l’unité au sein d’un groupe. Cet accord musical souligné par le concert, trouve dans la danse son pendant formel et visuel.

Dans l’esquisse peinte préparatoire Apollon couronnant les arts, François Boucher représente en dessous de la littérature et de la musique, la danse. Cette hiérarchisation des expressions artistiques pose la danse comme un art fondamentalement terrestre. En effet, si la littérature et la musique se reposent sur les nuages et semblent éthérées, la danse prend appui puis sur la terre. Si la musique correspond dès son origine un élément sublime voire divin, la danse est un élément purement terrestre et un certain moment analysé même comme païen. Sa réévaluation au XVIIIe siècle, lui octroie un caractère expressif supérieur témoignant d’un accomplissement technique dans la maîtrise du corps. La pose du danseur est expressive et même idéale. Dans Apollon révélant sa divinité à la bergère Issée, le dieu se trouve prendre une pose où l’équilibre et le déséquilibre ne correspond pas à un canon classique et sculptural, mais au contraire à celle d’une danse.. Comme souligné lors de la conférence précédente, le lien avec la représentation théâtrale permet à François Boucher de jouer avec le ressenti du spectateur. La dynamique du corps complète et ne fige pas la construction géométrique du tableau. Comme les angelots, le corps d’Apollon par son dynamisme créé une ornementation supplémentaire. Nous pouvons appliquer cette lecture à la toile Sylvie fuyant le loup blessé. La dynamique du positionnement du corps peut raisonnablement être perçue comme un mouvement figé ou suspendu. Le corps du danseur par sa mise en action devient un objet d’expression. Avec l’émergence du regard et du plaisir voluptueux que doit générer le tableau, le régime historique s’estompant, les artistes se tournent vers la danse pour trouver un renouvellement des postures permettant alors de construire une oeuvre où la projection du spectateur vient à être troublée par le positionnement du corps. Figé, le corps en peinture doit être temporellement projectif. La suspension permet aux artistes de créer via l’intériorisation du spectateur une projection comme une poursuite au mouvement. La maîtrise du corps permet aux danseurs de rendre ce qui n’est qu’un déplacement fonctionnel agréable et expressif.

Le portrait de Mademoiselle Prévost en bacchante de Jean Raoux représente l’une des danseuses les plus célèbres du début du XVIIIe siècle. En effet, Françoise Prévost est nommée « danseuse seule », poste éminemment prestigieux, grâce à ses capacités et qualités exceptionnelles. L’artiste la représente dans l’un de ses rôles n’est plus célèbre Philomèle, interprété en 1723 sur la scène de l’Académie royale de musique. Derrière elle se développe un décor évoquant le palais de Téré, roi de Thrace et amant de la bacchante. Cet avènement de grands danseurs témoigne de la qualité et de la reconnaissance de cet art. Ce portrait en pied est une mise en scène, où l’artiste cherche à témoigner des qualités exceptionnelles de son modèle. Mise au premier plan, Mlle Prévost est la vedette. Derrière elle nous observons un certain nombre de danseurs, organisé en ronde ils sont le renvoi à un principe collectif de cette pratique artistique. La danseuse au premier plan est-elle dans une expressivité individuelle. La sensualité évoquée par le jeu de transparence laissant voir et non voir la poitrine de la jeune femme semble être l’un des premiers éléments de la composition de ce tableau. Le second vient de la construction de la posture. La danseuse est présentée en extension, en effet comme figé dans un moment d’élévation elle ne touche pas terre. L’ombre de sa jambe gauche ne touchant pas la pointe de son pied. Nous sommes face à une action figée dans un moment instable qui est celui de l’élévation. Pourtant lorsque l’on regarde la baguette qu’elle tient dans sa main gauche on remarque que cette dernière est à peine serrée. Alors que la danseuse fournit un effort physique pour s’élever de la pesanteur, cela n’en contamine pas sa grâce et sa posture. Cette élévation, quasi idéale, est pourtant ramenée à une donnée terrestre par la grappe de raisin qu’elle tient dans sa main droite. La diagonale que forme l’alignement des deux bras créée un mouvement de balancier où ce qui est le plus lourd où se trouve en haut et le plus léger en bas. Cette inversion de la pondération est symboliquement la démonstration de la virtuosité de l’interprète. Dans sa composition, l’artiste exploite le fait de représenter un personnage à la fois réel et fictionnel. Structurellement ce corps est figé dans une posture insoutenable. Pourtant le visage impassible de Mlle Prévost tourné vers nous corrobore et correspond à la grâce de la posture et témoigne d’une absence absolue d’efforts physiques. La danse par cette expressivité et cette retenue, permet à Jean Raoux de démontrer son artificialité et son équivalence picturale. Les drapést formant un cercle autour de la poitrine de Mlle Prévost viennent adoucir le mouvement dynamique de la diagonale et de la verticale de son corps. Élément d’ornementation, ils n’en sont pas moins concentration sur la féminité et sur le corps de la jeune femme. Dans ce rapprochement avec la danse, les artistes trouvent des sujets réels et concrets qui dans leur bascule idéale vers la peinture interrogent un certain nombre de grands questionnements picturaux. La pondération, la vraisemblance, et tout ce qui peut être rattaché à une donnée terrestre de la représentation d’un corps sont dissous ou aménagés par l’évocation de la danse.

En figeant un moment d’un mouvement qui se veut originellement expressif, les artistes viennent jouer sur la projection du spectateur. Par les équilibres et déséquilibres, les artistes jouent de notre compréhension et incompréhension de la construction du corps. Si le corps divin dans la peinture religieuse pouvait de par sa nature « extraterrestre » être non pondéré, le corps réel par la posture du danseur devient empiriquement une image déstabilisante.

En se rapprochant ou en prenant comme sujet un art de déploiement spatial et temporel, la peinture interroge alors son caractère suspentatoire. L’image ainsi figée n’est qu’un instant, pourtant le mouvement ne peut ainsi réellement se maintenir. Par cette suspension de la donnée temporelle, la peinture se revendique à la fois comme un art de l’instant mais surtout comme une image capable de figer une fugacité. Cette irréalité qui en ressort permet à la peinture de se défaire des contraintes de vraisemblance. Cette artificialité interpelle et déstabilise le spectateur. La danse permet aux peintres de représenter un corps qui n’est que dans un instant saisi. Par la dynamique de la posture, cet instant figé devient une invitation à se projeter temporellement dans les suites du mouvement. Tout comme les farandoles antiques activent une rotation du support pour lire l’intégralité du mouvement, la peinture joue du corps dansant pour allonger le temps d’observation et créer un effet interprétatif et intériorisé.

Au XIXe siècle, les artistes vont poursuivre leur investigation sur la temporalité d’observation du tableau. La danse, mais aussi les déplacements normaux, vont devenir alors un sujet décomposés à la surface de la toile. Avec les impressionnistes, le temps ne devient qu’un instant et l’oeuvre est immédiate. Pourtant si l’on peut évoquer le mouvement, il faut alors intégralement le représenter. Malheureusement absent de nos collections, les études et représentations de danseuses d’Edgar Degas témoignent de l’intérêt au mouvement et à sa succession. Les danseuses sont un des sujets récurrents d’études du peintre français. Nourri d’une culture classique depuis son très jeune âge, comme en témoigne la copie du calvaire d’après Mantegna présent dans les collections, l’artiste va faire un grand nombre d’études de danseuses où leurs mouvements se décomposent. Ainsi traités en frise, les poses viennent s’inscrire les unes derrière les autres et dans un effet dynamique recomposent l’ensemble du mouvement. Ses compositions pré-cinématographiques jouent sur le principe additionnel de l’oeil. Ce dernier étant actif à la surface du tableau, il peut suivre la bascule d’une posture l’amenant à recomposer l’ensemble. Cette dynamique est très proche des études photographiques de Marey ou de Muybridge. Ses décompositions développent le temps mais surtout témoignent que le caractère présentiste de la peinture. La temporalité est sensorielle. C’est l’oeil qui remettant successivement les différents mouvements les uns derrière les autres crée l’effet dynamique. La différence avec le XVIIIe siècle, c’est que le sujet n’est plus intériorisé mais externalisé par des raisons physiologiques et oculaires. Les danseuses de Degas choqueront une partie du public contemporain, car il ne représente pas la danse dans sa mise en scène, mais plutôt dans sa préparation et dans son arrière scène. Nous pouvons souligner qu’aux dynamiques des corps, Edgar Degas ajoute la dynamique des couleurs. Pour lier ou créer cette impression de mouvement l’artiste ne se repose pas uniquement sur l’étude dessinée il y ajoute aussi la couleur qui devient de ce fait naturellement lié à la danse.

L’expressivité du corps bascule de la danse au peintre. En effet, avec la décomposition de la touche l’émergence du trait et sa qualité expressives propre, le mouvement du pinceau devient la possibilité d’une expression physique de l’artiste. L’expressionnisme abstrait et sa première période la peinture active, témoigne d’une pénétration du corps de l’artiste dans le tableau. Jackson Pollock ne peint plus sur chevalet, il pose sa toile horizontalement au sol et tourne autour. Les giclées de peinture sont des témoignages du mouvement de l’artiste. Comme le définit Clément Greenberg, « l’artiste rentre dans l’arène ». Le corps représenté bascule alors au corps représentant. L’activation de la surface du tableau et sa dynamique liée au corporel devient le sujet de la composition. La toile intitulée Grande Grise d’Olivier Debré, est réalisé avec l’étalement de la peinture par un large couteau. Les mouvements de la main, du bras et du corps semblent presque identifiables et réorganisables dans leur inscription plastique. Le temps du tableau est donc celui de sa réalisation. Il est toujours qu’un instant, mais étirable non plus par une projection mais par une confrontation à la temporalité de répartition de la peinture à la surface.

Par son dialogue avec la danse, la peinture cherche à développer une construction spatio-temporelle du corps. Moins structurel que son rapport avec la musique, le questionnement de la danse par la peinture est un régime expressif et figuratif. La validité d’un développement spatial temporel et sensoriel de la peinture la lie à la danse par la genèse du sentiment. L’activation de la figure humaine au sein de la peinture est chorégraphique. En convoquant le corps et sa mise en situation, le peintre fait « danser » ces figures pour renforcer le caractère empirique de leur expressivité.

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