lundi 27 septembre 2010

l'espace pictural en question

L’espace pictural en question.



Un paradoxe fondamental de la peinture repose sur la volonté de représenter un espace tridimensionnel sur un support bidimensionnel. La perspective géométrique est une icône de la modernité spatiale. Pourtant malgré ses moyens techniques, la peinture conserve une organisation architectonique en deux dimensions. La composition d’un espace pictural peut donc être abordée à la fois comme un sujet tridimensionnel, et de ce fait « naturaliste » et un sujet bidimensionnel « idéal ». Les artistes réalisent une structure où une géométrie vient organiser la surface du tableau. L’artificialité d’un trompe-l’oeil repose sur la connivence du spectateur et la structure mentale du tableau témoigne de ce concordat.

« La caractéristique de la peinture, depuis des siècles, a toujours été de développer et de créer sans cesse de nouveaux symboles d’expression, de nouvelles structures expressives. Mais c’est uniquement lorsque les hommes acceptent, quand de nouveaux son ou de nouveaux symboles sont émis par quelques uns d’entre eux, d’y projeter des mécanismes de signification, que ceux-ci parviennent à un plan authentique d’existence. » (Fernande Saint Martin, Structure de l’espace pictural, éditions HMH, Montréal, 1968, p. 13). La construction ou la composition d’un tableau repose sur les effets et les symboles recherchés. Dans le cycle espace temps sensorialité, cette signification nous conduit à concevoir l’espace en peinture comme une surface de composition, à la fois organisée en deux et en trois dimensions. La perspective géométrique qui semble « ouvrir une fenêtre sur le monde » se structure sur une grille géométrique bidimensionnelle.

« L’essentiel, à mes yeux, serait que l’on reconnaisse la nécessité d’étudier les oeuvres de la peinture comme un système de signes et qu’on n’y applique les méthodes rigoureuses d’interprétation qui ont assuré le progrès de tant d’autres sciences. Il ne suffit pas de voir dans un tableau un sujet anecdotique, il faut scruter le mécanisme individuel et social qui l’a rendu lisible et efficace. Une oeuvre d’art est un moyen d’expression et de communication des sentiments ou de la pensée. » (Pierre Francastel, Peinture et société, Denoël et Gonthier, Paris, 1977, p.10)

Un tableau n’est pas un objet comme un autre, il n’appartient plus à une construction uniquement artisanale, l’espace figuré ou utilisé doit être un moyen expressif de communication. L’oeil ne donne pas une perception spatiale complète, il n’y a pas d’engagement du corps à proprement parler dans les espaces figurés. Le tableau peut être perçu comme une surface active et projective. Pour son efficacité le peintre va donc utiliser les moyens de lignes, de formes. Le plan ainsi consciemment construit est lui-même un sujet d’étude. Questionner l’espace pictural s’est simplement de construire ses effets de composition.


Les fonds d’or des oeuvres sur bois des primitifs italiens rabattent ou aplanissent l’espace pour présenter les saintes figures. Cette absence d’un cône perspectif témoigne d’une organisation géométrique. Pour équilibrer la composition et l’occupation de la surface de l’oeuvre, les artistes se reposent des grilles. Chez Naddo Ceccarelli, les informations spatiales sont minimales. Une bande marron à motifs curvilignes figure un sol en marbre. Pourtant l’artiste unifie les deux registres de son diptyque par des motifs décoratifs incisés directement dans le fond d’or et par les regards et échanges entre chaque personnage créant ainsi des lignes et des liens. Sur le registre inférieur, le roi mage le plus à droite regarde l’ange qui se trouve sur l’autre panneau en haut à gauche. Pour le panneau de gauche, le roi mage agenouillé devant la vierge à l’enfant, compose une diagonale. Cette ligne dynamique rompt avec la stabilité des autres postures.

L’élaboration d’un réseau de lignes accompagnant ou s’opposant au cadre permet aux artistes de structurer et de rendre dynamique leur composition. Ces lignes sont une grille sur laquelle l’artiste vient apposer sa composition.

Le cadre physique de l’oeuvre en devient le repère spatial. Chez Lorenzo Veneziano, les anges musiciens s’organisent sur la place laissée par le cadre. Ce dialogue entre surface disponible et organisation interne, témoigne que la spatialité du tableau est avant tout un fait matériel et physique.

Les panneaux de prédelle d’Andréa Mantegna sont comme nous l’avons déjà souligné de grandes dimensions. Les développements « paysagistes » témoignent d’une vraie volonté d’ouvrir la fenêtre. Pourtant si nous analysons les «lignes de force», c’est-à-dire l’organisation sur une grille géométrique des principales lignes figurées, l’artiste italien conserve ses effets dynamiques. L’arbre mort cadre le Christ priant au jardin des oliviers, ce dernier se trouve être le sommet d’une pyramide ou d’un triangle dont la base est formée en les apôtres. Cette composition permet à Mantegna un effet d’élévation. Conséquence d’une volonté perspective, elle est une organisation dynamique et valorisant par un traitement géométrique en deux dimensions, la mise en place plastique et picturale du Christ. Cette triangulation se retrouve dans la résurrection. La perspective géométrique malgré la troisième dimension qu’elle feint, reste une structure triangulaire. Le Christ se retrouve une nouvelle fois le sommet, le triangle réorganise la surface rectangulaire du panneau.

Ces effets dynamiques servent à organiser le champ pictural comme une surface active. Ces lignes guident le regard dans sa circulation. Ces principes d’ornements (détails destinés à la décoration, à l’embellissement d’une composition artistique) ne sont pas accessoires mais nécessaires pour rendre l’oeuvre expressive et sensitive. La multiplication des détails dans la composition sert de structure même à l’espace pictural.

L’architecture gothique sous laquelle trône la vierge à l’enfant de ce retable avec Saint-Jean et Sainte Madeleine joue parfaitement ce rôle d’ornement géométrique et actif. Elle individualise et singularise les personnages les plus importants tout en rajoutant des détails embellissant la composition. Les peintres flamands jouent de ces ornements géométriques voire même artistiques. Dans le petit panneau de la messe de saint Grégoire, la mise en abîme d’une image dans l’image permet de questionner l’espace pictural. Le Christ debout sur l’autel se trouve à côté de sa face inscrite sur le linceul lui-même devant un tableau d’autel sur fond doré. Ce qui n’est à l’origine que détails et ornements, renforce la vraisemblance et l’incarnation du Christ debout.

La géométrie comme support de la composition appuie des principes de composition superficielle, c’est-à-dire de surface, nécessaire à l’organisation plastique du tableau. L’oeuvre s’organise comme un maillage de lignes dynamiques.

Au XVIIe siècle, la diagonale et le triangle vont se retrouver, dans un caractère ornemental, accompagné de la courbe. La volonté de plaisir revendiqué dans la composition, à partir de la période baroque, complexifie cette structure superficielle, continuant à guider et à allonger le temps de regard à la surface de l’oeuvre.

Les compositions des deux tableaux de Providoni, présente une organisation plastique où le regard par les lignes dynamiques du tableau est ramené inexorablement aux scènes de martyrs. L’architecture et les groupes de personnages forment un réseau qui conduit l’oeil à s’élever, a balayer l’ensemble de la surface pour mieux revenir à la scène principale. Ces deux oeuvres maniéristes jouent de l’ornementation sans pour autant dissoudre le principe de concentration. Malgré une composition qui semble beaucoup plus diffuse, l’artiste italien joue avec le format de son oeuvre pour que le regard circule mais ne se perde pas. Les artistes prennent conscience que le tableau est perçu avant tout dans sa totalité, mais que pour que la composition puisse mettre en avant la scène il faut concentrer le regard. Par des ruptures, comme la courbe par rapport au format rectangulaire du tableau, les artistes font circuler le regard d’une manière plus douce mais toujours dirigée. La courbe assouplit la composition mais conserve une volonté didactique. Les motifs arabesques deviennent le moyen de conduire en souplesse le regard du spectateur sur le sujet.

Les structures géométriques sont ornementées, voire agrémentées de détails. Le peintre français François Boucher utilise ses effets que l’on pourrait qualifier décoratifs. Dans Apollon révélant sa divinité à la bergère Issé, la composition géométrique offre de structures triangulaires. La première ayant comme base la partie supérieure du tableau, pointe en bas. La seconde est un triangle composé de la bergère et d’Apollon, pointe en haut. Cette structure se reposant sur les diagonales est animée par des angelots ou bien encore les vêtements des deux personnages principaux. Les courbes et contre-courbes accompagnent la structure primaire.

Dans l’oeuvre Sylvie fuyant le loup blessé, Boucher utilise à d’autres fins ses effets. Les vêtements de Sylvie s’enroulent autour de son corps, ou inversement, et servent de fils conducteurs au regard qui ainsi caresse en souplesse l’ensemble du corps de la nymphe. Nous pourrions multiplier les exemples de ces constructions où une structure géométrique est allongée ou ornementée de ce phénomène.

Pour mieux répondre à cette volonté de regard, les artistes développent un vocabulaire reposant d’un effet de surface et non pas d’un effet de profondeur. Cette structure de l’espace pictural est accompagnée d’effets chromatiques ornementaux, Les couleurs jouant le révélateur et l’embellissement de l’oeuvre.

À la géométrie primaire organisant un sujet narratif, à partir du XVIIe siècle les artistes vont lier un principe chromatique jouant sur des aspects sensitifs. La couleur comme la ligne sont les fondamentaux d’une composition picturale. Prendre conscience que le sujet est composé signifie que l’espace pictural n’est pas conduit par le sujet mais inversement que le sujet est conduit par la volonté de composition. La surface picturale n’est donc en aucun cas uniquement un trompe-l’oeil. L’empathie, la volupté ou bien encore le plaisir sont des éléments fondamentaux de la qualité expressive du tableau. Les artistes doivent lier la précision d’une représentation naturaliste et la construction idéale permettant de générer le plaisir. Comme cité en introduction, un tableau n’est pas un objet artisanal, il doit fondamentalement être un objet dépassant sa simple construction matérielle. Les artistes réfléchissent et organisent de la surface de l’oeuvre et non pas simplement sa vraisemblance. L’animation de la surface picturale guide le regard du spectateur vers le sujet principal, mais cette théâtralité dialogue avec la subjectivité du créateur et du regardeur.

La culture classique repose sur une volonté d’une géométrie idéalisant la représentation. Le conflit qui oppose ouvertement les tenants de la couleur et du dessin incarne le questionnement des effets de composition et de surface. En effet, la peinture n’est pas qu’un réseau de lignes géométriques permettant de concentrer l’attention du spectateur sur l’oeuvre en elle-même, elle est aussi une surface chromatique jouant des effets « psychologiques » et compositionnelles de la couleur. Les courbes et contre-courbes ornementales s’accompagnent d’effets de teintes qui sont autant de qualités propre à la peinture.

Un tableau est une expression de l’artiste, son organisation de surface est la conséquence de sa réflexion sur l’établissement de son sujet. Au XIXe siècle, nous observons une bascule. La géométrie classique d’organisation du sujet disparaît pour laisser place à une culture visuelle de la surface. En effet, quelles que soit la construction le tableau, l’oeil prend la surface peinte dans son intégralité. Devant l’échec du détail, les artistes vont construire et développer un régime surperficielle de l’oeuvre. Ces développements se font en accompagnement des avancées des sciences de la perception. La logique d’une perception centrée laisse place à une perception excentrique. La couleur devient le moteur de ce recouvrement intégral d’une oeuvre, surface expressive complète. Les structurations géométriques ayant servi jusqu’ici de faire valoir à la composition et de mises en avant de son régime historique sont remplacées par un principe contemplatif et sensoriel.

L’espace pictural changeant de fonction sa composition se modifie. Eugène Delacroix dans son oeuvre de 1848 Comédiens ou bouffons arabes, compose son tableau non comme une concentration sur le sujet même de l’intitulé, mais sur un champ chromatique devant permettre à l’oeil d’être touché. Le mariage entre la couleur primaire rouge et sa complémentaire verte génère dans la composition du peintre le blanc. La concentration du regard se fait par une diffusion sur cette surface chromatique de ce phénomène additif résultant sur du blanc. Il se retrouve répéter tout les plans de profondeur de la toile. Au premier plan par ce « patchwork », dans la scène principale avec le personnage rouge, ou bien encore au fond avec ce même personnage en rouge cheminant. Il n’y a plus d’effet centrifuge mais au contraire une répartition et une occupation de composition sur la surface complète du tableau. L’oeuvre se regarde comme un tout, ou l’ornemental sert de raison au tableau, sa fonction devenant sensitive.

La structure géométrique demeure un moyen d’organisation générale du tableau. L’oeuvre de 1878 de Claude Monet témoigne de ces reliquats. Le X qui barre l’ensemble de la composition du Bras Seine près de Vétheuil, constitue pour le regard une accroche justifiant que de loin l’oeuvre semble représenter un espace tridimensionnel. Pourtant la technique de la touche et la dilution du sujet conduit à ne voir qu’une impression est non pas une représentation.

La surface picturale par son activation devient un enjeu sensoriel. La touche, l’empattement, et les effets de matière attachés à la nature unique de la peinture sont pour les peintres le seul motif justifiable pour le tableau.

Ce dernier poursuit l’enjeu de structurer l’espace pictural pour en faire un objet expressif. Par la visibilité de l’acte dans la mise en place de la matière, les artistes modernes cherchent à revendiquer leur propre subjectivité. Alors que la qualité d’un artiste des périodes précédentes se trouve dans une analyse de sa composition, la période moderne revendique que dès l’impression nous sommes face à une subjectivité expressive.

La bascule vers l’abstraction peut être considérée comme une simple poursuite de l’activation subjective de l’espace pictural. Les toiles d’Olivier Debré, le dessin de Zaou Wou Ki ou encore de Geneviève Asse revendique un espace pictural autonome. Surface d’expression, de plein et de vide, la peinture revendique son caractère purement visuel.

L’oeil ne reconstruit la réalité que sur un questionnement de pleins et le vide et en aucun cas sur une quelconque présence physique. L’organisation d’un espace pictural se veut être un objet visuel efficace dans sa communication et sa volonté d’englober visuellement le spectateur. De tout temps, la peinture malgré sa volonté de mimésis recherche une organisation superficielle permettant efficacement la retranscription et la représentation d’un sujet. La surface est en aucun cas transpercée par le peintre mais exploiter comme une possibilité expressive.

L’espace en peinture est de nature compositionnelle et expressive. En accord avec son temps, la structuration d’un tableau n’en reste pas un jeu de surface de lignes et de formes.

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