Le voyage comme déplacement physique et mental : l’orientalisme
L’intérêt pour le voyage et pour l’Orient dès la fin du XVIIIe siècle va devenir un des grands sujets de la peinture. La précédente conférence sur le naturalisme avait soulevé cet intérêt d’une confrontation directe, d’un objet observé. L’orientalisme devient prétexte d’un renouveau des thèmes chez les artistes académiques ou bien modernes.
La vogue du voyage en Orient concorde avec les grandes découvertes archéologiques du début du XIXe siècle. En 1798 les expéditions de Bonaparte en Égypte ouvrent la voie au voyage en Orient. Les notes et les dessins rapportés par Vivan Denon et publié sdans sa description de l’Égypte et les travaux de Champollion suscitent un engouement sans précédent. Dès 1830 dans l’ensemble de l’Europe, le voyage en Orient est le rite de passage obligé par lequel on accède à une double réalité celle de la connaissance et celle du désir. À partir du milieu du XIXe siècle l’évolution des techniques simplifie le voyage. La navigation à vapeur ou bien encore le chemin de fer rendent beaucoup plus proche beaucoup plus accessible ces contrées qui jusqu’alors été pour certaines hostiles aux voyageurs.
L’orientalisme s’exprime aussi bien à travers l’art, la littérature, la musique, l’architecture ou bien encore la photographie. des peintres académiques en passant par les romantiques jusqu’au symbolistes, ces sujets marquent la production artistique française et européenne du XIXe siècle. Mais cet Orient « orientalisant » est souvent dépeint par des artistes qui n’ont jamais quitté leur atelier. Au fil des salons, ces thèmes deviennent un sujet familier aux Parisiens. Dépassant la simple mode, cet orientalisme après 1850 est considéré comme le plus original du prolongement de la peinture romantique.
L’orientalisme n’est pas une école ou un style. Tout comme pour le naturalisme après lui, les oeuvres se trouvent uniquement regroupées par rapport aux thèmes abordés. La majeure partie des peintres de cette période vont à certains moments dans leur carrière aborder ce thème.
Chaque artiste traite selon sa propre sensibilité ses choix techniques et son degré de virtuosité cet Orient principalement fantasmé. Ainsi les techniques picturales et les styles évoluent tout au long du siècle en fonction des expériences artistiques, l’orientalisme va suivre, résultat de l’impact de la subjectivité du créateur sur le thème abordé. La confrontation entre naturalisme et idéal se trouve au coeur même de cet Orient « occidentalisé ».
On associe facilement l’orientalisme au voyage, le peintre orientaliste est celui qui voyage. Mais dans la réalité, nombre de peintres orientalistes ont voyagé réellement qu’autour de leur chevalet. Les peintres vont alors s’inspirer de récits de voyage et d’autres faits. Le développement de la photographie aidera en cela énormément d’artistes à matérialiser et représenter un Orient plus ou moins précis.
Jusqu’en 1840, les conditions de voyage sont difficiles, voire périlleuses. Relevant de l’expédition cela excite la curiosité de ces artistes. La plupart des peintres dans leurs habits de ce démon du voyage, accumulant de longs séjours entreprenants de véritables expéditions. Mais cet attrait à l’Orient est un engouement de l’Occident vis-à-vis de ces contrées. l’Orient est créé par l’Occident Le fantasme entre dans un mouvement où l’Occident définit l’Orient et l’orientalisme, comme le romantisme, est d’origine historique et littéraire.
De ce fantasme émerge une figure redondante, la jeune femme suave et alanguie. Jean Dominique Ingres, peintre néoclassique, présentera ce rêve éveillé d’un Orient quasi érotique. De La baigneuse de Valpinçon en 1808 au bain turc 1859 1863, il se rattache à la tradition héritée du XVIIIe siècle des grandes odalisques parisiennes de François Boucher ou de Fragonard. La plus célèbre d’entre elles, la Grande Odalisque 1814 propose dans un décor mi oriental mi classique une jeune femme allongée vue de dos. Les quelques accessoires donnent une teinte orientale à ce qui reste quand même une très belle étude d’une beauté féminine idéale. Les déformations anatomiques de ce corps et dans cette volonté de perfections proposent une mise en scène complètement théâtrale. Ces évocations littéraires poussent Ingres jusqu’à cette image de harem culminant dans le bain turc. Les jeunes femmes représentées ne sont en fait que les souvenirs d’études de travail des corps q faits depuis le début de sa carrière. Leur recomposition dans une scénographie orientale, souligne le caractère imaginaire et inventé de cette scène. Ce grand peintre à la reconnaissance officielle établie par ce changement de thème proposé une peinture assouplie. Le lécher et la transparence sont la base même de la composition, mais les déformations des corps et la nudité simplement descriptives confèrent au tableau un aspect sensible et non plus moral.
Eugène Giraud, femmes d’Alger.
Le sujet témoigne du même intérêt à la figure de la femme orientale cristallisant les pensées et les fantasmes de l’Orient. Ces figures féminines aux poses plus lascives les unes que les autres ont un fort pouvoir érotique et attractif. Les orientalistes montre élèvent l’anecdote contemporaine observée sur le vif au rang de grande peinture.
Le format ainsi que la composition témoigne l’ambition du tableau. Il remporte un grand succès au salon où Gautier qui aime tant les étoffes orientales remarque particulièrement « les costumes éclatants et coquets dont nous pouvons certifier l’exactitude ». Alexandre Dumas père souligne l’un des rares défauts de ses peintures non travaillé d’après modèle mais de mémoire. Eugène Giraud est un peintre formé à l’école des beaux-arts où il est admis en 1821, et qui fera son séjour à Rome en 1834. L’année suivante il entreprend un voyage consacré à l’Espagne et à l’Europe. Son tableau est une réponse académique à femmes d’Alger de 1834 d’Eugène Delacroix.
Le sous-titre du tableau intérieur de cour, nous plonge immédiatement dans une image intime d’une scène de gynécée. Femmes et enfants semblent à la fois poser et en même temps être absorbés par leurs activités. L’architecture crée un décor et ne propose qu’une plongée dans cet univers oriental et féminin. Les regards lancés par les jeunes femmes vers le spectateur l’invite au partage de cette intimité. La jeune femme tenant l’éventail chasse-mouches s’appuie sur le mur et par de cette inclinaison de tête, prend une pose des plus sensuelles.
Ce tableau oscille entre une volonté anecdotique et idéale, nourrie par les nombreux détails (le service à café, la cafetière sur le brûlot, l’éventail...) il semble en faire une scène de genre, d’activités quotidiennes. l’idéalisation par la brillance et la transparence des vêtements semble vous offrir une féminité oisive.
Ce flottement entre naturalisme et idéalisation témoigne d’une image de carte postale que les peintres académiques offrent aux spectateurs avides d’un fantasme plus qu’une réalité.
Intitulé femmes d’Alger ce tableau présente tout sauf des Algériennes. Les trois jeunes femmes sur le pas de la porte sont des modèles repris directement des croquis et des études qu’il a réalisées en Espagne. Dans l’ouverture de la porte deux autres femmes sont du du Moyen-Orient, voire subsaharienne.
L’observation ethnologique n’est pas l’enjeu du grand tableau de Giraud. Comme soulignée par Dumas, il a peint de mémoire. L’archétype est le fait et la volonté du peintre. Tous les détails concordent à nous offrir non une réalité mais un rêve dans lequel la sensualité de la femme orientale semble nous inviter à nous épanouir. Les jeux de lumière permettent de travailler une sensualité des matières, les aplats blancs des soieries voilant et dévoilant la nudité des jeunes femmes appellent à une sensualité du regard et de la peinture. La lumière d’Orient amène les artistes à une évolution très nette de la couleur et des effets. Les tons deviennent plus chauds, la palette évoque cette lumière et cette chaleur orientale. Les couleurs deviennent vives et chatoyantes.
Dans une parfaite maîtrise du registre descriptif de son tableau, Giraud semble presque par les effets de lumière amener le regard du spectateur à s’accrocher et se décrocher des détails dans une circulation du regard. Le public parisien aime collectionnés les objets et les tissus et Giraud leur offre un remplissage sensuel et féminin de cet amoncellement d’objets et de matières.
Les grandes dimensions du tableau peuvent être saisies comme témoin de cette idéalisation et la possibilité de se retrouver face à des jeunes femmes dont la taille semble octroyer une accessibilité complète et concrète des corps et du sujet.
Le modèle féminin est définitivement le grand sujet de cette peinture orientale et académique. La volonté du moralisation des grands sujets de peinture par le néoclassique se trouve contrariée ou assouplie par le thème oriental. Ce dernier nait en aucun cas d’un récit de voyage au souci ethnologique, l’orient dans ce point de vue est un fantasme de l’Occident.
Eugène Thirion Judith victorieuse, 1873
Ce tableau plus tardif témoigne de la conservation du fantasme féminin sur le thème oriental. Même si nous ne sommes plus dans une mouvance académique et plus proche du symbolisme, la femme sensuelle et charnelle reste fondamentalement l’icône de cet Orient.
L’histoire de Judith illustre parfaitement la femme fatale orientale. Sa posture de trois-quarts regard partant de la gauche une main appuyée sur un sabre et l’autre sur la tête de Holopherne, la montre triomphante. Elle n’a que faire de la tête de son ennemi comme des regards des quatre hommes se trouvant dans la partie droite du tableau. Ces derniers, subjugués pas la jeune femme, semblent représenter les quatre parties du monde et retenus par le parapet. L’un tend la tête et semble hypnotisé par la poitrine de Judith. Ainsi positionné il expose sa nuque. Ne serait-il pas un tant soit peu en danger ?
Thririon compose les effets de lumière par un fort empattement faisant penser au modèle vénitien par exemple de Véronèse. À la sensualité du corps de Judith correspond quasiment une sensualité de sa mise en couleur. Les verts acides de son vêtement semblent indiquer que l’artiste a offert à sa Judith un aspect tout à fait vénitien. Or, depuis le XVIe siècle Judith était devenue une icône la sensualité vénitienne, l’artiste semble ici l’intégrer.
L’idéalisation et la réflexion de ce peintre proche de Gustave Moreau et du symbolisme montre une composition où le sujet oriental est occidentalisé. Se reposant sur un récit historique, il nous propose une jeune femme orientale idéale où le spectateur oscille entre attraits et distance.
Eugène Delacroix, comédiens ou bouffons arabes, 1848
L’artiste romantique incarne par son séjour au Maroc l’orientalisme expérimenté, un Orient qui transforme et nourri un travail artistique.
Il séjourne de janvier à juin 1832 en compagnie d’une mission diplomatique menée en Afrique du Nord, Maroc et Algérie. ce voyage apparaît comme un élément capital en raison de la profonde influence qu’il aura sur le jeune peintre Eugène Delacroix. Confronté à cette beauté antique et classique qui semble avoir survécu dans ces régions, il prend conscience qu’il n’avait qu’une connaissance culturelle et intellectuelle de l’Orient qui devient alors une connaissance empirique.
Les comédiens ou bouffons arabes est une oeuvre réalisée 15 ans après son retour d’Orient. il témoigne de la vivacité, de la variété des teintes des paysages et costumes ou encore habitations que Delacroix a pu voir et étudier au plus près lors de son séjour. Ce tableau a fait l’objet d’une très longue maturation. Il reçoit un accueil mitigé de la critique lors de sa présentation 1848 au salon. Ainsi le paysage est souvent mis à défaut car il présente des verts trop crus qui ne correspondent pas à l’idéal désertique de l’orient des critiques.
Les différents protagonistes de la scène au premier plan sont tous extraits des carnets de dessins réalisés par Eugène Delacroix lors de son séjour. Car si l’artiste voyage, il réalise ses oeuvres lors de son retour à Paris. Et comme il le dit il ne garde de ce spectacle qui avait frappé sa vue « que ce qu’il faut ». Cette prise de distance avec le modèle lui permet ainsi de gagner pour lui en simplicité et de se l’approprier par ce travail de mémoire. Il dira « est-il possible de raconter de manière à se satisfaire les éléments les émotions variées dont se compose un voyage ? [...] On conviendra aussi que plus les souvenirs sont récents, plus il est difficile de fixer de manière à ne pas regretter d’omissions importantes. [...] En revanche, je vois clairement dans l’imagination toutes ces choses qu’on n’a pas besoin de noter et qui sont peut-être les seules qui méritent d’être conservées dans la mémoire [...]. »
Ce travail mémoriel déjà présent chez Giraud, prend une tout autre connotation chez Eugène Delacroix. Le voyage est un fait physique dont la qualité se retrouve dans l’activation de la mémoire pour la composition du tableau. Ainsi, peindre directement le sujet n’a pas d’intérêt, c’est par le souvenir que ce voyage redevient mental et surtout subjectif. Le tableau ne se veut plus l’anecdote d’un émerveillement et d’un dépaysement, il est une retranscription lyrique des sensations.
Delacroix ne propose pas une idéalisation, mais un romantisme où l’image repose sur un nombre d’observations dont la recomposition picturale sert à l’évocation d’un souvenir et d’un sentiment.
L’Orient est donc un moyen d’évoquer une réalité dont la bascule en peinture lui confère un caractère fictionnel et expressif.
Léon Belly
Ce peintre est connu pour une toile impressionnante, Pèlerins allant à la Mecque, considéré comme un des chefs-d’oeuvre de la peinture orientaliste et conservé aujourd’hui au Musée-d’Orsay.
Admis à l’école polytechnique, il s’orienta vers la peinture. Ses nombreux contacts et liens amicaux avec l’école de Barbizon lui donne sa formation artistique. Son premier voyage au Proche-Orient datent de 1850. Rentré en France il travailla en forêt de Fontainebleau.
Il multiplia les séjours en Orient, principalement en Égypte. Il fit de nombreuses études de personnage et d’animaux. Travaillant à la fois une volonté descriptive et picturale, son triomphe en 1861 avec les Pèlerins témoigne de sa grande qualité de coloriste et d’une saisie d’un Orient qui même si il appelle à l’imagination, semble réellement consécutif d’observation. Il appartient à cette génération de voyageurs de la seconde moitié du XIXe siècle, dont le séjour et la circulation est facilitée permet une meilleure intégration à ces populations et à ses régions. Malgré le fait qu’il stoppa ses voyages après 1862, le thème de l’Orient restera toujours un tant soit peu présent chez lui.
L’orientalisme est un mouvement qui stylistiquement est hétérogène. Chaque artiste trouve dans ce renouveau des thèmes le moyen d’expression purement et totalement subjective. L’Orient appelle au dépaysement et aux voyages. Non pas comme un déplacement physique mais comme un flottement mental. Le fantasme s’incarne par une féminité une sensualité ou bien par une lumière et les couleurs jusque-là jamais vues et nourrit tout un renouvellement de la construction même du tableau. Par l’évolution des thèmes vers une plus grande précision ethnologique, ce nouveau sujet permet aux artistes de retrouver un dialogue avec un spectateur dans un déplacement mental où l’imagination et l’observation s’entremêle pour faire de l’oeuvre une expérience.
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