La peinture , un objet empirique?
Après le questionnement du rapprochement de la peinture avec les arts musicaux et dansés, nous poursuivons la problématique de l’espace, du temps et de la sensorialité dans le tableau. Si à partir du XIVe siècle la peinture devient un art théorisé, l’enjeu de la sensibilité lui confère un caractère non théorique, simplement sensible et oculaire. Les principes empathiques développés à partir de la fin du XIIIe siècle suivant une volonté religieuse font de la peinture un art qui se doit d’être visuellement expressif. Le tableau pour être efficace d’un point de vue communicationnel doit convaincre et toucher l’oeil, interface sensible nécessaire. Par ce fait, malgré son caractère exceptionnel, la peinture peut elle être considérée comme un objet empirique ? Cette absence de théorie dans une lecture uniquement visuelle du tableau ne doit en aucun cas écarter les écrits et les nombreuses réflexions théoriques qui accompagnent les réformes modernistes du tableau. La problématique d’aujourd’hui soulève la possibilité de lire le tableau visuellement et par sensorialité. L’émergence d’un individualisme accompagnant les développements de la pensée humaniste suppose que l’exercice visuel de chacun suffit dans un premier temps à concevoir et à comprendre les qualités expressives de la peinture. Si les débats érudits réfléchissent un phénomène peint aperceptif, la diffusion et l’efficacité visuelle de la peinture en fait toujours un phénomène d’une simple perception dont l’oeil consiste en l’élément à convaincre.
Dès le XIVe siècle, la multiplication au sein des images religieuses de scènes morbides ou violentes joue sur un affect sensible. Figure de proue, la représentation de la crucifixion montre un Christ décharné dont la chromatique tend vers la putréfaction. Ainsi la crucifixion du maître de la croix des Piani d’Invrea expose aux yeux du dévot une image repoussante. Comparé aux deux larrons, le Christ semble être dans un état avancé de pourriture. Le corps décharné, sans vie se présente comme une conclusion à la nature humaine de l’incarnation du fils de Dieu. Le rapport à la mort et à sa représentation connaît au XIVe et au XVe siècle un certain succès thématique. Le Christ en croix permet au-delà de l’iconographie de renvoyer une image d’une certaine violence touchant fondamentalement la sensibilité de son observateur.
Les saints martyrs ne vont plus être représentés sanctifiés et éternels, mais humains et souffrants. Le martyre de Sainte Agathe témoigne de cette violence visuelle cherchant à toucher la sensibilité du regardeur. En faisant abstraction de la connaissance du texte, le panneau italien montre une jeune femme en train de se faire arracher la poitrine par des tenailles. Même si le visage de la Sainte n’est pas déformé par les douleurs qu’elle subit, la simple projection d’un tel comportement vis-à-vis de notre corps créé naturellement une sensibilité et une empathie.
Dernier exemple pour la période des primitifs, le Christ crucifié de Lorenzo Veneziano est sanguinolent. Au-delà d’un principe eucharistique, l’artiste vénitien renforce une horreur de l’image pour jouer avec les sentiments et le ressenti du spectateur.
L’incarnation des figures saintes leur confrère une humanité, cette dernière n’est pas exposée dans une quotidienneté mais dans les épisodes marquants et violents de leurs martyrs. L’image se veut percutante, douloureuse, à certains moments insoutenables pour mieux toucher et convaincre. Le partage du sensible est envisageable dans une projection des douleurs dépassant de loin le cadre théorique pour un cadre empirique. L’oeil et l’expérience sont utilisés par les artistes comme un élément pour toucher celui qui regarde.
À la renaissance, le développement de la perspective géométrique se veut à la fois comme un cadre idéal permettant « d’ouvrir la fenêtre sur le monde », mais il s’agit aussi d’une réflexion sur le fonctionnement même de l’oeil. En effet, le cône illusoire la perspective géométrique correspond au cône oculaire. Pour son efficacité visuelle, la peinture ne peut être qu’un simple cadre théorique. La fenêtre ouverte sur le monde est un support sensible, expérimental où chacun peut y trouver des éléments appartenant à sa propre expérience et n’ayant en aucun cas un lien avec quelconque connaissance esthétique. Le régime visuel et sensible de l’image joue sur un phénomène d’appropriation du sujet par le spectateur. Même si les principes de l’illusion servent un régime historique et narratif, l’objet sensible est générateur pour la peinture de ses raisons d’efficacité visuelle reposant sur des acquis collectifs et individuels empiriques. L’image peut dans un premier temps être analysée comme simplement visuel et non réflexif.
Les primitifs flamands questionnent ce rapport de proximité entre le sujet et le dévot. La représentation de la Vierge à l’enfant joue parfaitement ce registre d’un sensible empirique. En effet, la représentation d’un lien fort entre la mère et son fils est ressenti par tous, cette image d’un certain bonheur familial renforce l’iconographie et la douleur de la Pieta. En jouant sur la corde sensible d’une iconographie où chacun peut se projeter, la théâtralisation des sentiments et de leur représentation se passe de commentaires théoriques et n’est dans son immédiateté que purement participatif et empirique. Ce rapprochement est cette projection ne joue que sur un partage sensible une quasi équivalent entre le sujet représenté et la personne regardant l’oeuvre. Cette intimité est un principe quasiment le sixième sens. L’empathie, c’est-à-dire la capacité à se projeter dans les sentiments et les conditions d’un autre joue concrètement et visuellement non plus sur les caractéristiques extraordinaires de son sujet mais la volonté d’en faire dans la composition un élément proche de celui qui regarde.
Le rapprochement et les questionnements sur les phénomènes visuels et optiques vont devenir, au-delà du sujet et de sa sensibilité, des éléments compositionnels de la structure du tableau. Lors du précédent cycle consacré à la transparence et l’opacité entre le mois de février et le mois de juin 2010, nous avions vu les développements de la caméra obscura au XVIIe siècle en Hollande. Les travaux de scientifiques comme Kepler, vont décortiquer et décrire les phénomènes lumineux. La peinture, art du regard, va intégrer ces nouvelles données pour renforcer son efficacité visuelle. Pour que l’oeuvre touche le spectateur et témoigne d’un partage du sensible, il faut qu’elle soit construite sur un système correspondant au fonctionnement oculaire. Que cela soit dans une nature morte, ou bien encore dans un paysage avec ruines, l’oeuvre se doit d’être un élément contemplatif, d’observation ou dans un premier temps le regard est caressé et touché. Même si les lectures symboliques se multiplient autour de la représentation de sujets simples, l’exercice visuel reste le premier temps d’observation de l’oeuvre. Il faut donc que l’oeil soit convaincu pour qu’ils puissent donner naissance à un second temps de lecture. Le sensible et le sensoriel deviennent les deux premières interfaces avec le contenu de l’oeuvre.
En Italie à partir du début du XVIIe siècle, les développements d’une image jouant sur un registre sacré au modèle profane poursuivent ce double registre de lecture. Ainsi le tableau représentant Saint-Barthélemy n’est qu’une évocation du martyre. La figure du saint présenté de profil joue dans une proximité où la matière, par un puissant clair obscur, lui donne sa dramatique. Cette culture sensible permet d’avoir une oeuvre où le sensoriel peut à lui seul générer une empathie et surtout du sentiment.
Avec cette notion de plaisir qui se lie à la réception de l’oeuvre, les artistes développent tout un vocabulaire devant toucher l’oeil et la sensibilité du spectateur. Les modèles profanes comme pour l’évangéliste permet un partage sensible plus efficace en soumettant au regard d’un homme terrestre un sujet de même nature. La théâtralité et son évocation sentimentale n’est donc plus simplement contenue dans le récit, mais dans les qualités intrinsèques de la peinture. Par ce registre sensible et empirique le tableau se doit d’être une interface de communication efficace. Reposant sur un vocabulaire proprement artistique, la peinture élève visuellement et matérialise les sentiments. Pour ce faire, les peintres, accompagné de théoriciens, ont réfléchit à l’efficacité maximale et ses principes de composition du tableau.
En France les écrits d’un philosophe comme Descartes vont soumettre et renforcer les principes d’une perspective oculaire. La surface du tableau et la rétine de l’oeil deviennent quasiment deux écrans, deux interfaces du sensible. Convaincre l’oeil dans son excitation sensorielle est une étape nécessaire et fondamentale à l’exercice visuel et intellectuel généré par cet objet hors normes. Cette caractéristique empirique contrebalance les raisons morales et idéales de la peinture. Le débat entre coloris et dessins peut être analysé comme un questionnement entre régimes théoriques et empiriques du tableau. Les régimes sensibles sont partie prenante de l’exercice visuel. Si l’idéalisation crée une oeuvre qui permet l’élévation morale de son spectateur, cette progression ne peut se faire qu’en adéquation avec un exercice visuel efficace.
En France au XVIIIe siècle les développements de sujet simples et accessible témoignent d’un contrebalancement à la peinture d’histoire. Le paysage comme la nature morte sont des genres classés comme inférieurs. Pourtant malgré l’absence de principe narratif, leur caractère contemplatif accompagne ce principe empirique et sensible du tableau. L’organisation des couleurs, le mariage des teintes sont autant de caractéristiques nécessaires à la bonne peinture. Le morceau de réception paysage soleil levant de Julliard ne joue pas sur la vraisemblance (cf. Conférence paysages pittoresques). Les tons saumonés et verts créent une surface sensible devant ravir l’oeil du spectateur. Même si le tableau doit conserver pour un certain nombre d’observateurs des vertus morales, ce plaisir du regard est fondamental. Face à une oeuvre avant toute analyse du contenu le tableau doit immédiatement faire plaisir et attirer l’oeil. L’empirisme de l’exercice visuel se détache du régime moral. Le sujet le plus simple peut convaincre et ravir sensoriellement et sensiblement le spectateur.
La théâtralité et la place du spectateur jouent sur les origines mêmes de la peinture moderne. L’exercice visuel de la description et de la composition sont des vertus et des qualités du médium pictural. Apparaît alors une dichotomie fondamentale. La peinture peut répondre à une attente purement visuelle sans pour autant conduire à une élévation spirituelle. Les développements des sciences des phénomènes perceptifs vont appuyer et argumenter en faveur d’un régime sensible du tableau. L’oeil n’est pas une structure inerte, comment témoignent les couleurs accidentelles décrites par Buffon dau XVIIIe. L’oeil qui jusqu’ici n’était un récepteur peut aussi devenir un émetteur. Organe central dans la perception de la peinture, il doit et peut être le seul but de l’art.
La projection du spectateur au sein du tableau n’est plus uniquement sur un registre sensible et mental. Alors que le néoclassique a proposé une élévation et une valeur morale de ces sujets, le romantisme propose un partage de l’expérience sensible du vécu.
Pourtant les oeuvres néoclassiques ne sont pas dénuées d’empirisme. Les nombreux nus développés par un Ingres témoignent d’une oeuvre s’accordant sur un regard « immoral ». La beauté idéale démembrant ces figures féminines dénudées n’en sont pas moins des invitations à une circulation de l’oeil sur des corps féminins à la beauté et à l’érotisme avoué. Les déformations rapidement visibles ne sont pas une mise à distance du spectateur mais bien au contraire à une absorption de ce dernier à l’attirance du sujet.
Le principe de l’immédiateté du premier regard conduit un certain nombre de peintres à réfléchir sur cet impact immédiat et sensible de la peinture. Dans comédiens ou bouffons arabes d’Eugène Delacroix, les contrastes simultanés entre la couleur primaire rouge et sa complémentaire le vert semble régir une bonne partie de la composition générale de l’oeuvre. L’oeil empiriquement cherche un équilibre et par principe additionnel émet du blanc.
Ce partage sensible dissout le sujet pour une composition homogène. L’artiste cherche à communiquer ses propres sensations perceptives. Dans une perspective individuelle et collective, la peinture doit émettre avant tout du sensoriel. L’oeil n’est pas une interface objective, le tableau lui-même est un élément de communication subjectif. L’expérience que constitue l’observation d’une toile doit témoigner de cela. Si encore au XVIIIe siècle l’harmonie colorée accompagne le sujet, dans la seconde moitié du XIXe siècle le tableau est un reliquat expressif de l’absorption du peintre. La vraisemblance ne constitue plus l’exercice de la peinture. La surface du tableau doit devenir une projection sensible. La déconstruction impressionniste joue sur ce phénomène. Le tableau de 1878 de Claude Monet un bras de Seine près de Vétheuil témoigne de cette disparition du sujet et du renforcement de son empirisme.
Par la touche et la plasticité de la surface de l’oeuvre le peintre invite le regard à un exercice visuel et sensible. Si le sujet est décomposé c’est pour mieux en revendiquer son impact visuel. Le terme même d’impressionnisme provient de l’impression. Ce phénomène constitue le premier temps du regard, l’impression rétinienne. La lumière est un des sujets fondamental de l’impressionnisme. Sa retranscription picturale confère au tableau un caractère immédiat. Tout comme le peintre est ébloui, le spectateur doit l’être tout autant. Ce partage du sensible renforce le caractère empirique de la peinture. S’arrêtant sur ce premier temps de l’observation, le tableau se veut avant tout une expérience sensorielle et sensible. Une certaine illusion est encore présente dans les raisons de la peinture. Claude Monet ne pourra jamais se défaire du sujet naturel comme sujet. La déconstruction de la représentation cherche à renvoyer à l’expérience visuelle quotidienne et réelle. La lumière est le support de toute information captée par l’oeil. En cherchant sa retranscription par le médium pictural, le peintre impressionniste cherche un partage plus sensible et fait de la peinture un objet purement empirique.
Les dislocations du sujet par les divers mouvements d’avant-garde de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ne font pas pour autant disparaître le sujet. Il suffit de voir quel attachement auront les galeristes des peintres cubistes à retrouver et à décrire les natures mortes de Picasso ou de Braque. Les développements modernes dans l’art du XXe siècle sont une augmentation et une revendication de la qualité empirique de la peinture.
L’autonomie de l’abstraction quant aux sujets n’en est pas moinsune revendication du caractère d’objets de la peinture. La transcendance revendiquée à la surface du tableau lui confère cette double nature déjà présente au XIVe siècle.
Les grands tableaux postérieurs aux années 70 d’Olivier Debré témoignent d’une expérience sensible au réel : la confrontation au fleuve royal. Le lyrisme de son abstraction repose sur la valeur de la couleur. L’agencement des tableaux doit générer chez son regardeur un éblouissement et un partage sensible uniquement empirique. Si le rapport avec le paysage était jusqu’à la fin du XVIIIe siècle conduit par un agencement des couleurs d’une idéalisation de la nature, la peinture abstraite du XXe siècle, non coupée de ses origines paysagères, font du tableau un objet autonome où l’expérience oculaire, sensorielle et sensible génère du sentiment. Car la peinture a toujours été reconnue comme artificielle. Son rapprochement avec les caractéristiques terrestres au-delà de sa volonté d’illusions reflète un principe de partage d’expériences.
Cette conférence est une question : la peinture est-elle un objet empirique ?
Dans le cadre de ce cycle consacré à l’espace au temps et à la sensorialité dans la peinture occidentale du XIVe au XXe siècle, l’empirisme d’un objet détaché de tout principe narratif permet de comprendre l’évolution même de la dislocation du sujet revendiquée ou argumentée par sa nature empirique. La volonté d’empathie, d’élévation spirituelle ou bien encore morale ne peut se faire que si l’objet dans un premier temps de son observation touche dans sa sensibilité et dans son sentiment son spectateur. Pour ce faire le tableau se doit avant toute théorie être empirique. Cette efficacité communicationnelle permet de concevoir que l’oeil n’est pas simplement un récepteur inerte mais est aussi un émetteur actif. Toucher le spectateur dans sa sensibilité se fait non seulement par l’intellect mais aussi par le regard.