Le Ready-made objet ou oeuvre ?
Dans cette confrontation à la vérité du réel, le geste de Marcel Duchamp de considérer que le choix par l’artiste d’un objet manufacturé déjà existant et de son glissement dans le monde de l’art est en soi une création, bouleverse la vraisemblance. Le Ready-made, c’est à dire «tout fait» est une collusion de ce questionnement de vrai et faux semblant. Nous sommes toujours interpelés par l’objet brut hors de son champ réel. L’oeuvre peinte est mensongère, mais lorsque l’objet présenté est non artificiel, nous sommes déstabilisés dans notre habitude relationnelle à l’oeuvre. Pourtant le Ready-made n’est il pas la plus honnête des vraisemblances ?
Marcel Duchamp définit le ready made comme un "objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste".
Avant-dernière conférence consacrée à la vraisemblance du rapport engagé dans la représentation par l’art avec la réalité, le ready-made témoigne d’un geste artistique où le réel est directement présenté. La question qui peut alors se poser est de savoir si nous sommes confrontés à une oeuvre ou bien un objet. La représentation du quotidien et la transfiguration de l’objet par la peinture proposent une élévation de la valeur de l’objet lui-même.
Le geste de l’artiste propose dans cette discussion avec l’imitation les deux caractéristiques de la technique et de la théorie. De tout temps le jugement de la valeur de l’oeuvre repose sur ce principe que le technicien est aussi un intellectuel. La vérité du sujet en art se veut dans cette double nature de la représentation.
L’avènement de sujets considérés comme inférieurs peut légitimer une raison uniquement expressive et matiériste de la peinture. Pour comprendre l’intégration du geste de Marcel Duchamp dans ce cheminement du rapport de l’art au réel il faut revenir sur « l’éloge du quotidien » qui se bâtit à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Les compositions et évolutions de la nature morte aménagent une représentation de l’objet qui porte fondamentalement par le geste théorique de la peinture, une symbolique ou tout du moins un discours. Les natures mortes de Chardin présentent un épaississement pictural qui iront avec le principe de transparence et d’opacité inhérent à la mimésis. Lorsque Diderot commente le panier de fraises ne dit-il pas que Chardin à écraser les fruits à la surface de sa toile. Cela signifie que le trompe-l’oeil semble porter pour la nature morte, la vérité même du sujet dans un faux semblant. L’opacité ainsi acquise par le tableau permet à l’artiste de conserver un certain crédit vraisemblant. Car la matière étalée par Chardin à la surface de son tableau correspond à la pulpe du fruit qu’il représente. La nature morte correspond à l’élection et à la bascule par le choix de l’artiste d’objets de moindre importance dans le monde de l’art.
Ce transfert consiste donc à glisser de la réalité ou du réel vers un espace artificiel et imaginaire. L’art devient unlieu où le spectateur est conscient que l’expérience qui lui est offerte reposent sur une codification qui n’est pas celle du réel. C’est ce que nous avons déjà souligné par l’expression de « jeu de dupes », nous sommes conscients que la représentation n’est pas une présentation. Le basculement d’un objet et son intégration à une composition lui confère une beauté supérieure au réel, nourrie par son contenu conceptuel. La vraisemblance, c’est-à-dire la vérité, repose sur cette union entre reconnaissance et analyse. Le panier de fraises de Chardin est un témoignage de l’artiste plus que de la figuration des fruits eux-mêmes.
Des règles de composition sont conservés pour la nature morte. Les jeux d’équilibre, de mise en lumière codifient encore profondément le sujet. Au XIXe siècle, la nature morte connaît un renouveau. La simplicité du sujet va permettre aux artistes de témoigner de leur point de vue subjectif sur le réel. Car ce qui est à souligner dans la représentation d’objets extraits par le geste artistique du réel, c’est le dialogue engagé entre le réel et sa figuration. L’un des enjeux, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, est de rapprocher l’art du présent. Cela signifie de la part des artistes modernes, comme les romantiques, les impressionnistes, les néo-impressionnistes etc. De dynamiter le régime historique de la valeur du sujet. Pour ces artistes l’enjeu est de créer une oeuvre en corrélation avec leur temps. Que l’objet s’inscrit durablement dans le présent.
La notion de vérité portée par les arts a toujours été liée à la période qui voit naître l’oeuvre. Les jugements moraux, politiques, religieux et contemplatifs de la peinture d’histoire repose sur la relecture des grands exemples du passé et leur figuration. La vraisemblance conserve les raisons d’enseignements et d’instructions liées originellement au sujet religieux. La symbolique permet de conserver ce rattachement au travers d’une figuration de sujets simples.
La modification de l’impact de l’oeuvre sur son spectateur correspond à un changement de mentalité ainsi que de raison d’être du tableau. Les natures mortes cubistes figurent l’objet dans son « désossement » pictural. Si le tableau n’est pas un sujet mais avant toute une matière, l’objet doit se plier ou se déplier pour correspondre aux matériaux. Nous pouvons envisager que les déconstructions spatiales et mimétiques des artistes modernes du début du XXe siècle constituent les dernières attaques en règle des principes académiques. Mais il ne s’agit pas d’une rupture absolue, la part théorique qualifiée de «disposition» par André Félibien dans la préface des conférences de l’académie royale de peintures et de sculptures, est toujours présente dans le geste artistique. La surface picturale devenant un enjeu de l’expression de la subjectivité de l’artiste, sa déformation en devient le témoignage.
La posture de l’artiste appuie sa composition. La mise en place d’une subjectivité et une individualité exacerbée s’applique tout autant à la société et au monde de l’art. Dans un régime temporel de l’oeuvre qui s’accélère et se contemporanise, la trajectoire de l’artiste devient le seul temps de l’art. L’oeuvre d’art devient un objet contemporain, une matérialisation d’un réseau de pensées et d’observations de l’artiste sur son temps.
De ce traitement matériel du cubisme émergent deux voies envisageables. D’une part une construction uniquement matiériste permettant par les jeux de couleurs et de formes de structurer une oeuvre dont la spiritualité et la sensorialité vient à toucher par l’abstrait ses spectateurs. D’autre part un mouvement de réaction va très rapidement s’organiser face à cet art pour l’art. En parallèle de l’émergence de l’art abstrait se trouve une démarche d’intégration de résidus et d’assemblages d’images appartenant au réel et reconstruit par l’artiste.
En ayant accordé à l’objet une valeur symbolique et une certaine transcendance ces remontages au sein de l’oeuvre peuvent permettre de conserver non plus une représentation mais un collage du réel directement dans le monde de l’art. Cette intrusion du réel au sein d’un monde artificiel perturbe les critères traditionnels du jugement artistique. Même coupé de tout référent visuel au réel, la peinture abstraite restait un cheminement de la volonté d’empathie et de sentiments contenus dans l’oeuvre d’art. Le geste de Marcel Duchamp de choisir un objet «tout fait» pour le présenter tel quel correspond à cette révolte dadaïste. Saisissant le cheminement historique qui mène petit à petit à la déconstruction du sujet, les artistes dadaïstes manifestent une rupture avec les principes d’émotions esthétiques.
Revenons plus précisément sur le cas de Marcel Duchamp. En 1913 il réalise son premier ready-made en plaçant une roue de bicyclette sur un tabouret. En 1914 il choisit dans un catalogue de grands magasins un sèche bouteille et en 1917 il présente sa Fontaine, urinoir retourné et signé R. Mutt.
Pour Marcel Duchamp, comme il le précisera plus tard, son but était de « parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous ayez pas d’émotion esthétique. Le choix de ready-made est toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que son absence totale de bons ou de mauvais goût ». Le caractère esthétisant des jugements académiques et sa poursuite par le jugement critique repose toujours sur ce que l’on peut qualifier d’entités relationnelles. C’est-à-dire d’un certain nombre d’éléments extérieurs à l’oeuvre qui lui confèrent cette valeur supérieure. Ce tissu de relations, le poids de l’histoire qui l’entoure, les énergies qui la traversent, le destin de l’individu qu’il a engendré et la résonance qui trouve dans le nôtre, le silence qu’il nous impose où la parole qu’il presse de produire, réintègre inexorablement l’oeuvre dans ce mariage. Tel un symbole l’oeuvre est toujours romantique et psychologique. Pour Duchamp faire de l’art c’est choisir. Le corollaire de cette constatation c’est que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » ainsi que les institutions qui les exposent. pour Duchamp ainsi que pour les dadaïstes, le fonctionnement critique et institutionnels du monde de l’art même si ils se revendiquent comme modernes n’en reste pas moins attaché un vieux système de codification. De cette posture dadaïste et nihiliste, Duchamp va s’amuser de cette modernité qui revendique la disparition de critères de sélection et la possibilité d’une expression dégagée de tout jugement. Fontaine est symptomatique d’une posture et d’un geste artistique.
Marcel Duchamp soumet au Jury de la première exposition de la société des artistes indépendants de New-York en 1917, un urinoir en porcelaine, renversé et signé «R. Mutt».
Marcel Duchamp est à cette époque un des membres directeur de la société. Le principe de la société, fondée en 1916, est que tout artiste puisse en devenir membre en remplissant un simple formulaire. Il n’y a «ni jury, ni récompense» comme pour la société des artistes indépendants fondée en 1884 à Paris et qui avait refusé en 1912 le Nu descendant l’escalier de Duchamp.
Pour le premier salon, à New-York en avril 1917, la société américaine permet que tout artiste, moyennant un prix de six dollars, expose l’objet de son choix sans que le jury ne fasse aucune sélection. Il ne devrait y avoir de refusé pour des raisons esthétiques.
L’objet «choisi» par Duchamp est un urinoir industriel, article de sanitaire acheté au magasin de la société J.L. Mott iron Works. Or, l’oeuvre envoyé par R. Mutt n’est pas exposée sous le prétexte que sa place n’est pas une exposition d’art et ce n’est pas une oeuvre, selon quelque définition que ce soit. La décision fut prise par le président de la société, au terme d’un vote à la majorité qui a réuni les membres du comité directeur, la veille du vernissage. Cela contrarie le principe suivant lequel il n’y a pas de jury. Les motifs invoqués pour refuser est que l’objet est immoral et vulgaire et qu’il est un plagiat ou plutôt une pièce commerciale ressortissant à l’art du plombier. Les défenseurs de R. Mutt (artiste de Chicago suivant la fausse identité donnée par Duchamp) souligne que l’artiste a payé son droit d’admission et Arensberg souligne qu’ «une forme séduisante a été révélée, libérée de sa valeur d’usage» et que «quelqu’un a accompli un geste esthétique.» Lorsque Duchamp apprend que l'objet de Richard Mutt a été refusé, il démissionne du comité directeur de la société, sans dévoiler toutefois sa paternité .
L’urinoir de Duchamp rentre alors dans la postérité car ce refus va devenir sympotmatique d’un critère de sélection du salons des indépendants. L’objet sera exposé quelques temps plus tard dans la galerie d’Alfred Stieglitz. La question soulevée est de savoir si il s’agit réellement d’un geste artistique ou bien juste d’une blague. Encore aujourd’hui lorsque l’on présente les refaits de cette ouvre il s’agit toujours de la même question.
Pourtant, en désactivant l’urinoir, qui devient un objet non fonctionnel, il y a une réelle bascule dans l’art. L’objet industriel est un sujet de la photographie. Mais tant qu’il est rattaché à son image et non à sa réalité, il demeure une démarche artistique témoignant de son temps.
Le geste de Duchamp prend sa place dans notre problématique. La représentation d’un objet en peinture ou en photographie lui octroie un statut supérieur. Le geste de l’artiste est une vraisemblance, une vérité.
En soumettant un objet non transformé mais détourné, Duchamp réduit l’espace entre l’objet et son auteur, l’objet et son public, l’objet et l’institution artistique. L’oeuvre partage avec tout autre l’énoncé «ceci est de l’art».
Le geste du choix d’un objet par un artiste et de sa présentation est fondamentalement rattaché que n’importe quoi peut devenir sujet d’une vérité artistique. Ce qui procure une certaine transfiguration, de ce n’importe quoi en oeuvre d’art, est le médium. Un verre de vin en peinture et plus d’un verre de vin. Car l’on considère que la composition picturale est à la fois un geste technique et un engagement théorique. Mais la découverte de Duchamp soulève la question que l’« on peut être artiste sans être rien de particulier ». Le geste technique inclus dans la matérialisation de la figuration de l’objet reste. Mais quant à sur le coup il n’y a plus d’actes physiques de création, mais simplement une sélection de l’objet, ce dernier ne semble pas avoir le contenu esthétique suffisant pour porter cette vraisemblance picturale. Pourtant, l’urinoir étant désactivé, il n’est pas un objet fonctionnel et n’est plus qu’une forme. Il présente alors les caractéristiques visuelles d’une forme biomorphique. Étonnamment, si nous pouvons nous dégager de l’objet lorsqu’il est représenté, et ainsi interroger un geste artistique. Cet exercice mental semble contrarié lorsque nous nous retrouvons face à l’objet lui-même. La vérité du discours n’étant plus assujetti dans le premier temps d’observation à cet effet de dupes de l’imitation, l’objet lui-même ne semble plus transfiguré.
C’est sur ce point que la question se pose de savoir si la vraisemblance en art est portée par le sujet (l’objet) ou bien la matière. Tous les critères d’une nature morte se retrouve dans le geste de Marcel Duchamp. Il choisit un objet pour sa forme, il décide de le présenter aux spectateurs, ce dernier n’a plus sa fonction première. Si un fromage peut devenir un sujet d’une oeuvre d’art pourquoi pas un urinoir ?
La vraisemblance considérée comme le discours de vérité contenue par le sujet et par l’oeuvre elle-même interpelle la nature même de l’oeuvre dans sa relation au réel. La conférence précédente témoignait de la valeur symbolique, c’est-à-dire de la réalité abstraite contenue dans la représentation d’un objet au sein d’une composition picturale. Or Fontaine de Marcel Duchamp prend une charge symbolique et d’analyse, car derrière ce qui est techniquement un non-geste engage théoriquement un grand nombre d’enjeux.
Il y a eu de très nombreuses propositions d’analyse sur l’urinoir. De sa forme inversée quasi vaginale, de cette signature R. Mutt, ou encore de son impact sur la création artistique. Car à l’intrusion du réel comme geste artistique, l’artiste se joue de ce phénomène de présentation et de représentation contenue par la vraisemblance. En effet tout objet figuré reste l’objet lui-même. Cette reconnaissance est le premier temps d’observation de n’importe quelle oeuvre d’art. Mais consciemment nous savons qu’il s’agit d’une représentation, c’est-à-dire d’une idée. Lorsque l’objet est détourné nous percevons une présentation. Un régime idéal derrière lequel se trouve une pensée. Toute la thématique de la vraisemblance et de l’imitation repose sur ce consensus que l’oeuvre présente un objet qui est en soi une idée, un symbole, une posture.
Par son geste Marcel Duchamp court-circuite la représentation. Le principe du ready-made aurait pu donner naissance à des milliers voire des millions d’oeuvres d’art de la part de l’artiste. Pourtant il n’y a que très peu de ready-made. Car chaque objet semble être choisi par Marcel Duchamp avec la plus grande attention. Ce n’est pas parce que le geste est simple techniquement que l’oeuvre l’est tout autant. Aujourd’hui, Fontaine est devenu un des symboles de la modernité. Il s’agit concrètement d’une bascule fondamentale dans le régime conceptuel du geste de l’artiste. La vraisemblance considérée comme la vérité a toujours été nourrie et étayée de la qualité du geste intellectuel d’un artiste et non le geste technique d’un artisan. À la suite de cette interaction entre le réel et l’imaginaire, les artistes vont s’approprier l’objet pour en faire une oeuvre. Dans une société de plus en plus productiviste, l’objet manufacturé devient le témoin de cette accumulation. Les artistes dadaïstes, du pop Art, les nouveaux réalistes, etc. et toute la création artistique de la seconde moitié du XXe siècle, joue de cette perturbation dans la vérité et la vraisemblance, le choix de l’artiste légitime t-il l’élévation de l’objet au statut d’oeuvre ? Étonnamment nous ne nous posons pas cette question lorsque l’objet est peint ou photographié, mais uniquement lorsqu’il nous est proposé tel quel. Il ne s’agit pas de justifier la présence de l’objet, mais de se demander le contenu du geste de l’artiste. Du moment où la vérité de l’art devient celle de la posture de son faiseur, alors tout peut devenir oeuvre, du moment où l’artiste assume son geste. La complexité introduite par le ready-made est de savoir où s’arrête le réel et où débute l’art. Mais aussi de ne jamais oublier que l’art est un amusement pour celui qui fait et que pour celui qui regarde.
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