Sentiments et sensations, la réception de l’oeuvre au XIXe.
Sentiment : état affectif durable lié à certaines émotions ou représentations.
Sensations : impressions reçues par les sens.
L’enjeu de la réception le XIXe siècle par les salons et la multiplication de la critique engage une fonction sociologique du tableau. L’impact sur le spectateur engage la peinture à manifester visuellement et intellectuellement un principe de communication. Le XIXe siècle rompt définitivement avec l’idéologie du passé qui prévalait depuis la Contre-Réforme. L’oeuvre aura de moins en moins de but démonstratifs ou didactiques. Elle ne veut ni qualifier, ni persuader, ni éduquer. Elle se pose en phénomène social autonome qui n’est plus soumis aux institutions spécifiques et qui par sa seule existence et sa volonté de communication, trouve en lui-même l’objet et sa justification. Un mouvement s’établit comme réaction aux grands principes académiques et aux schémas traditionnels. Nous observons une laïcisation de l’oeuvre d’art. Pourtant les artistes modernes ne rejettent pas certaines distinctions importantes comme la technique, fi entre filtre entre la nature et la capacité d’invention du peintre.
Qu’ils appartiennent au néoclassique ou encore à l’impressionnisme, des artistes cherchent à représenter et à figurer des sentiments et des sensations pour une élévation du spectateur.
Dans le cadre de la peinture académique, néoclassique, lui un d’une volonté politique et morale conduit la peinture un principe un sentiment que l’on pourrait définir comme quasiment patriotique. La relation à une certaine nostalgie de la peinture du Grand siècle évoque en permanence une morale. Les attaques de Jacques Louis David contre une peinture de petits genres, à la fonction plus érotique historique dresse un bilan et engage une existence de l’oeuvre dans une problématique fonctionnelle. Les grands sentiments résultent de l’étude des grandes histoires et des grands exemples. L’idéalisation confère au tableau le rôle de support d’un discours qui engage toujours le spectateur dans un lien avec le récit. Cette lecture externe aux tableaux limite le dialogue visuel entre le spectateur et l’oeuvre. La dramatique et les sentiments sont ceux d’un récit, les différents personnages de la mise en scène de l’artiste académique, semblent omettre le spectateur. L’esthétique froide qui en résulte se couvre d’un aspect aseptisé. La sensation semble être ici niée pour un travail intellectuel beaucoup plus abouti. Tymoléon à qui les syracusains amènent des étrangers développe cette mise à distance du spectateur. L’attention du personnage principal main levée tête inclinée les yeux fermés invite le spectateur a lui-même se laisser absorber par un monde plus intérieur que sensitif. La morale ne peut venir en référence à sa propre culture, le principe sentimental n’est pas affectif mais moral.
Nous assistons à une négation du spectateur par la volonté collective de la réception du tableau. L’enjeu politique peut expliquer que l’oeuvre s’adresse à la nation et non à chacun. Sentiment commun, négation du sensitif, l’oeuvre peut être défini comme une communication de masse qui pour être efficace n’est en aucun cas un objet d’absorption sensorielle, mais d’évocations intellectuelles. La culture classique teinte le tableau de la froideur d’une religiosité. Le sentiment communiqué s’adresse à l’âme spectateur.
Le programme pictural défini par Jacques Louis David s’oppose à l’émergence et l’utilisation des principes sensibles qui avaient donné lieu au grand déploiement de la peinture du deuxième et troisième quart du XVIIIe siècle. L’idéal néoclassique se trouve à la fois dans ses modèles antiques mais aussi dans sa fonction politique, l’oeuvre doit s’adresser à la nation montrant des exemples.
Le modèle antique fournit une haute image de la civilisation. Ces développements s’accompagnent d’une oeuvre qui se doit et se veut être l’image la plus parfaite de son temps. Même si l’artiste garde sa subjectivité dans le choix du sujet et dans l’assemblage de sa composition, le caractère didactique et éducatif le conduit à annihiler le spectateur. Nous pouvons souligner que la grande dimension du tableau présente un paradoxe: les personnages se retrouvent à être représentés quasiment à l’échelle 1, permettant de rapprocher le spectateur de l’action. Pourtant, par des effets de mise à distance ou bien encore de parapet la scène se ferme au regardeur. Dans le tableau de Taillasson les deux marches semblent différencier l’action principale du reste. Certaines compositions proposent une distance morale comme pour mieux appuyer sur la grandeur des sentiments de cette grande peinture. Leurs dimensions physiques leur confèrent un impact et une domination du spectateur.
L’expression n’est pourtant pas bannie. Émilie Signol dans sa Scène antique représente un soldat mourant, cette agonie montre l’homme bras tendu dans un geste qui sans même que nous puissions voir son visage montre son sentiment. Les soldats mourants appartiennent aux grands modèles la sculpture antique, leur position et la tension physique de leur agonie permettent d’exprimer toute la douleur.
La peinture néoclassique propose l’évocation de grands sentiments conférant à la représentation un caractère retenu, où le spectateur ne dialogue plus suivant une fonction empathique mais simplement morale et historique. Le tableau appelle non à une connaissance sensible mais historique.
Nous trouvons d’autres déclinaisons beaucoup plus empiriques et expressives chez Émile Signol. La folie de la fiancée de Lamermoor représente la jeune femme dans une position torturée, déformée. En saisissant l’image de la folie, le peintre cherche un impact visuel immédiat avec le spectateur. Cela provoque une proximité entre le sujet et son regardeur. En conséquence la composition se trouve à ne plus mettre à distance l’observateur. Les éléments décoratifs du premier plan s’écartent pour mieux laisser le regard pénétré cette obscurité jusqu’à la jeune femme au centre de la composition. Les effets de cadrage par la cheminée jouent une absorption du spectateur au sein du tableau. L’origine littéraire et expressive construit une image où l’empathie provient d’un dialogue entre les crispations physiques de la jeune femme et le ressenti du spectateur. L’image se veut plus proche, le sujet plus accessible et la composition plus théâtrale. L’enjeu évident de créer une théâtralité où l’absorption du héros n’est plus une mise à distance du spectateur, mais au contraire un partage de sentiment. Émile Signol change de registre et de sources pour ce tableau. Il s’écarte des sujets religieux pour une iconographie plus humaine. Ce dialogue empathique entre le sujet et son spectateur peut être considéré comme une prise de conscience de son existence. Le succès de la fiancée de Lamermoor comme sujet témoigne de cet enjeu romantique de faire du tableau un objet d’absorption du spectateur, plus maintenu à distance, il est concrètement inviter à parcourir et à pénétrer la toile par des sentiments empiriques et non plus moraux.
Ce changement s’opère dans le cadre d’une plus grande indépendance des artistes vis-à-vis du pouvoir. Si nous résumons chronologiquement ce lien :
1791 - 1827 : les oeuvres présentées au salon des artistes sont quasiment intégralement dépendant au pouvoir.
1830 - 1879 : nous observons une fronde grandissante des artistes quand à ce régime étatique de la peinture.
1880 1914 : c’est la naissance des manifestations rivales qui offrent 1+ grande autonomie aux artistes.
La naissance du tableau moderne se fait dans une réinsertion de son spectateur. Les sujets deviennent plus « réalistes » permettant une reconnaissance immédiate et une accessibilité à l’oeuvre. Le tableau se met alors à l’échelle de l’homme. Par le refus du mythe il y a un abandon du sentiment pour la sensation. L’oeuvre se veut à taille humaine de façon à ce que sa perception le devienne aussi. La conception de l’oeuvre et du travail artistique devient plus expérimentale et tend vers une autonomie de l’expression.
Les deux vues du forum de Louise Joséphine Sarrazin de Belmont proposent par leur format que le spectateur se rapproche pour embrasser d’un seul regard l’ensemble de la composition. À la différence des grands tableaux où le corps lui-même est invité à parcourir la surface de la peinture, de plus petites dimensions ses toiles permettent une absorption du spectateur. Nous pourrions presque définir cette réduction du format à la qualité immédiate et oculaire de l’oeuvre. L’artiste y représente à la fois une ruine et en même temps une variation de la lumière. Ces deux tableaux jouent sur le phénomène du sublime, aux traces historiques il propose un aspect sensitif. La représentation du disque solaire et l’éblouissement qu’il devrait offrir joue en ce sens. Les dogmes académiques ne sont pas pour autant écarter ils sont rendus plus accessibles.
Le peintre devient le premier observateur de l’objet et son transcripteur pictural. Les théories de Buffon et de la couleur accidentelle se retrouve dans les écrits du philosophe allemand Goethe. Le spectateur qui avait été écarté d’une peinture qui se voulait purement objective est physiologiquement réinsérée comme faiseur de l’objet qu’il regarde. Cette opposition entre couleurs « naturelles » et couleurs « accidentelles » transforme profondément le principe de communication de la peinture. La présence d’un discours philosophique et scientifique modifie l’acte de perception et l’acte de représentation. L’opposition au principe des couleurs de Newton qui mettait à distance le spectateur et la réalité s’accompagne d’une définition empirique de la décomposition de la lumière. Les théories de Buffon deviennent les armes offertes aux penseurs et aux artistes pour s’opposer aux grands principes académiques reposant sur Newton.
Goethe parle alors de couleurs physiologiques « parce qu’elles appartiennent à l’oeil, et parce que nous voyons en elles les conditions nécessaires à la vision. » La théorie des couleurs publiées en 1810 se fonde uniquement sur les expériences vécues du philosophe. L’« écran » de Goethe est sa propre rétine.
Le rapprochement de l’art et de la nature se fait par la couleur. La représentation de la nature est considérée comme la fonction première de la peinture depuis l’Antiquité. La théâtralité et la scénographie picturale doit s’émanciper de la simple représentation du sujet. C’est par la recherche chromatique de la composition que le tableau acquiert son caractère sensitif.
La théorie des couleurs de Goethe se construit sur un principe empirique, pour lui le fait est déjà théorie. L’oeil et ses propriétés sont les premiers faiseurs du tableau cela débouche sur une plénitude du visuel vécu comme un art et comme une technique. Dans sa théorie le philosophe allemand rend de plus en plus présent le je et l’art visible doit être exercé en tant que fruit de la maîtrise du regard. Goethe prône des exercices mentaux quotidiens, un allongement du temps d’observation du tableau, la couleur comme une expérience visuelle consciente, la vue comme un sens qui peut être développé. La retranscription n’est pas un copiage où une simple retranscription mais une élévation : « Nous disions donc que la nature entière se manifeste au sens de la vue par la couleur. Nous affirmerons maintenant, bien que la chose puisse paraitre quelque peu étrange, que l’oeil ne voit aucune forme, le clair, l’obscur et la couleur constituant ensemble ce qui pour l’organe distingue un objet de l’autre, et les parties de l’objet entre elles. Ainsi édifions nous avec ces trois éléments le monde visible et rendons du coup la peinture possible, laquelle est capable de produire sur la toile un monde visible beaucoup plus parfait que le monde réel».
Les artistes, légitimés dans un travail subjectif, proposent une oeuvre de plus en plus autonome et sensitive. Les principes oculaires deviennent une raison de l’oeuvre et de son observation.
Le sensitif est la clef pour l’émotion. La composition par assemblage et l’accessibilité du sujet permettent d’offrir une image peinte supérieure au regard de la simple nature. Cette nature artificielle qu’est le paysage en peinture joue parfaitement dans ce sens. L’oeil est le moteur de la sensation, de la perception du monde. Il peut faire et défaire les choses. La peinture est naturaliste car elle propose de regarder, d’analyser les phénomènes sous-jacents à son existence. Reposant sur un principe oculaire et sensoriel, le peintre n’est plus lié aux principes idéaux de la grande peinture. L’observation d’une réalité est suffisante à nourrir la recherche artistique. Le quotidien est le sujet du peintre moderne. Le quotidien est le sujet du spectateur moderne.
Ces discours et ses oeuvres ne peuvent en effet exister que si le public en est réceptifs. Touts comme les images de cartes postales d’une campagne idéalisée d’un Millet ou encore d’un Lambinet, les artistes offrent aux spectateurs une oeuvre où la sensation est la seule possibilité et la simplicité d’observation d’un monde où chacun recompose son univers. Le réchauffement de la palette et la possibilité synesthésique croise une oeuvre qui est un concentré expérimental de la vie. Le peintre moderne est donc celui de la vie.
Ce rapport aux données physiologiques conduit les artistes à rompre définitivement avec les règles académiques de la composition. Si l’on considère les impressionnistes comme le premier mouvement moderne c’est qu’il ne tient plus compte d’aucune règle. La touche devient le symptôme d’une composition sensitive, l’aspect tactile et la décomposition étant une quête de la réalité du monde. Les peintres se reposent sur les théories de Hermann von Helmholtz qui énonce en 1878 dans l’optique et la peinture:
« j’ai déjà désigné la représentation que la peinture doit donner des lumières et des couleurs de ces objets comme une traduction, j’ai fait ressortir qu’en général elle ne pourrait être une copie fidèle de tous les détails. L’échelle modifiée que l’artiste est obligé d’employer dans beaucoup de cas, s’y opposent déjà. Il doit reproduire, non pas la couleur réelle des objets, mais l’impression qu’elle a produite ou produirait sur la vue, de façon à créer une image visible de ces objets aussi nette et aussi vivante que possible. »
L’image vivante est une image mouvante, subjective. L’idéalisation de l’oeuvre ou sa raison d’être est une fonction de sublimer le réel, d’en rendre tous les détails et toutes les structures. L’oeuvre devient une interface sensible entre deux subjectivités. Le sentiment est généré par la couleur, la touche, l’assemblage, la composition. La dissolution du sujet par les peintres impressionnistes conduit à une peinture phénoménologique, empirique. Le spectateur de la seconde moitié du XIXe siècle recherche une expérience visuel. L’art continue à véhiculer une image supérieure de la réalité.
Le sentiment est toujours présent dans la peinture impressionniste, il est juste tributaire de la sensation et de l’absorption visuelle du spectateur. L’oeuvre devient un objet autonome dont l’observation est la clef d’accès. Le principe moral est remplacé par une élévation sensorielle.
Le tableau est autonome du récit, du sujet, il est un concentré spectaculaire de la réalité. Ce questionnement du sentiment et de la sensation dans la peinture XIXe permet de saisir cette évolution de la peinture, ces questions réponses entre modernes et classiques. Il n’y a pas d’oppositions, simplement des recherches d’une volonté de retranscription et de communication. Le phénomène de fond est l’émergence du JE qui encore aujourd’hui est un critère dans la réalisation d’oeuvres.