Espace, temps et sensorialité conclusion
Cette semaine nous concluons le cycle consacré à l’espace au temps et à la sensorialité. De nos 12 séances il en ressort que la nature et la description de l’oeuvre sont des éléments malléables ou orientables. La profonde réforme de l’image au XIVe siècle conduit à une double individualisation : d’une part celle de l’artiste dont les caractères plastiques deviennent un élément identifiable, d’autre part celle du spectateur qui n’est plus collectif mais devient unique. Ce phénomène élabore un dialogue unique.
Le thème de ce cycle est directement extrait de mes travaux de recherche universitaire. Nous sommes partis d’un manifeste de 1921 dans lequel Raoul Hausmann pour une collusion temporelle efficace appelle à ce que l’oeuvre soit présentiste, c’est-à-dire qu’elle soit doit le même temps que le spectateur. L’enjeu artistique décrit par le dadaïste renvoie à l’impression simultanée que prend tout tableau lorsqu’il est observé. L’image qu’elle date du XIVe siècle ou bien de nos jours reste inscrite et immuable. L’un de ces nombreux paradoxes émergeant c’est la conscience des artistes de faire une image à l’impact visuel immédiat et permanent.
Ainsi quasiment immortelle, l’oeuvre se trouve à traverser les siècles et son dialogue avec le spectateur évolue. Ce thème de l’espace du temps et de la sensorialité construit un étonnant dialogue où l’image fixe s’active toujours par le spectateur. De manière opérante la fameuse phrase « c’est le spectateur qui fait oeuvre » résonne dans ces déploiements spatio-temporels de l’oeuvre par la sensorialité. Les modifications et les avancées scientifiques des phénomènes perceptives vont amener entre le XIVe et le XXIe siècle l’oeuvre d’art à se modifier. Les phénomènes sensitifs répondent à une évolution de connaissance des phénomènes physiques. L’appréhension du réel ne se fait pas uniquement par la vue, l’ensemble du corps et des cinq sens sont en permanence excitées pour pouvoir définir cette réalité. Conscient de cela les artistes proposent une absorption sensorielle pour rendre l’oeuvre plus efficace.
La concrétisation et la matérialisation d’une image terrestre aboutissent sur un trompe-l’oeil. La représentation se veut de plus en plus exacte jusqu’à devenir un miroir du monde. Pourtant ce point de vue est artificiel. La représentation reste cantonnée à la nature bidimensionnelle du support. Le reflet ainsi proposé se doit d’être culturellement supérieur au réel. La mise en espace du récit est idéalisée pour que cette réalité augmentée propose un partage plus sensible. Le tableau peut être considéré comme une extraction, un concentré du réel. La composition et la construction du tableau reposent sur une recherche d’effets et de symboles. L’oeuvre doit être un support visuel et intellectuel. La figuration des grands épisodes bibliques ou bien des grands récits mythologiques nous a amené à questionner une distance et une fonction morale de l’imagerie. L’espace n’est pas qu’une expérience sensitive. Son principe pittoresque offre une image supérieure. La fonction pédagogique de l’imagerie religieuse fait reposer le tableau sur un principe d’enseignement et de réflexion. La contemplation est un exercice visuel qui ne peut en aucun cas être dénué d’une aperception. Cette distance consciente construit une élaboration temporelle de l’image. L’art est une expression sensible de l’idée, le tableau devient le lieu d’un combat entre un intelligible qui cherche à s’incarner et une matière sensible revendiquée. Nous en arrivons à une double nature du tableau. Celle d’une image qui sert de support à l’illustration d’un texte dont seule la lecture permet d’en avoir l’ensemble du contenu. Et un fragment qui à lui seul doit pouvoir suffire pour émerveiller et toucher le spectateur. Dans sa construction moderne le tableau a une double nature. La temporalité du regard soit narrative ou contemplative aboutit sur une émulation sensible de son spectateur. Cette dernière repose sur le sentiment et la connaissance. Seul le temps d’observation de l’oeuvre lui permet de devenir un moyen d’expression et de communication. La peinture revendique une émancipation par sa qualité sensible, même si originellement elle est un art de l’espace nous l’avons bien compris c’est dans la temporalité qu’elle prend toute sa mesure et qu’elle déploie toutes ses qualités.
Par sa revendication libérale la peinture dialogue avec les autres créations artistiques. Que cela soit la musique, la danse ou la sculpture chaque échange construit et nourrit une valeur supérieure du support pictural. L’éclosion de l’expérience intime face au tableau matérialisé la composition et réfléchie sur un contenu dématérialisé. Les symboles et les descriptions voulues par les artistes ne sont pas en permanence des éléments visuellement saisissables. L’organisation géométrique et la structuration de l’espace bidimensionnel se présentent comme des moyens de cette idéalisation du sujet. Ainsi, la musique modèle abstrait et mathématique servira les artistes à une construction d’un rythme d’une circulation du regard, qui au-delà d’une homologie permet à la peinture de revendiquer ce «background» intellectuel. L’enjeu est toujours le même: arriver à proposer une intériorisation et un ressenti augmenté de la part du spectateur. Le dialogue avec la danse apporte des équilibres ou déséquilibres qui perturbent. Les figures ainsi proposées perdent leur vraisemblance pour gagner en expressivité. L’homme, sujet pictural d’importance, se retrouve déstabilisé par la peinture. Car si elle se veut un reflet de la réalité, elle n’en est pas moins indépendante. L’artificialité des grandes compositions du XVIIIe siècle, où chaque corps et chaque pose peuvent être analysés comme faux ou inexacts, joue de ce phénomène sensible. Le dialogue avec la sculpture et ce principe du toucher nous amène à comprendre comment la peinture, art mental, se veut supérieure à une pratique purement physique.
Une qualité de la peinture c’est sa capacité à amalgamer et à récupérer le vocabulaire des autres pratiques et à le transférer à la surface du tableau. Matériaux activés, la peinture devient un espace mental. Ainsi même si le corps dans un érotisme avoué semble plus accessible physiquement par la sculpture, la qualité de la peinture à représenter la chair, poropose un corps qui même s’il est plus distant n’en semble pas moins plus accessible.
La structuration de l’espace et du temps en peinture devient une oscillation entre physique et mental. La peinture est un lieu d’expériences, son enjeu est d’être un support à la réflexion, à l’observation. L’analyse de la peinture comme un objet culturel reflet d’un champ théorique n’est pas viable. Quelque soit la période, quelques soient les réflexions abordées dans le champ théorique, la peinture conserve par son régime sensoriel une fonction sensible, dénuée de réflexion. Les tentatives entre le XIVe et le XXIe siècle de trouver une règle commune permettant à l’oeuvre une réception équivalente chez chacun, est annihilée le dialogue individuel. Face à un tableau nous ne sommes pas tous égaux. Même si la lecture de l’histoire de l’art ainsi que de la théorie de l’image semble de plus en plus amenée une réception discursive et collective, tout texte ne pourra jamais convaincre si l’oeuvre en premier lieu ne touche pas son observateur. La peinture est fondamentalement empirique. Elle n’est pas et ne peut pas être dégagée d’un principe sensitif, et perceptif. Et c’est bien cela qui est en jeu dans la modernité. Quelles que soient le contenu, le manifeste de l’artiste, il a conscience que dans sa retransmission plastique, il reste lié à un régime sensible et sensoriel du tableau. L’analyse et la décomposition par un champ théorique n’est qu’une possibilité du regard. Mais ce dernier doit toujours se confronter au support de l’oeuvre. Qu’elle soit la conclusion d’une réflexion de l’artiste ou bien le point de départ d’une réflexion de l’érudit, le tableau reste une image fondamentale où l’espace et le temps sont activés par le sensoriel.
Pour une efficacité, l’artiste va essayer de convoquer le corps dans son intégralité. Que cela soit par des liens avec le toucher où la peinture devient quasiment une mise en scène tactile, ou bien par la musicalité de sa composition comme mise en scène rythmique, La peinture en se confrontant au réel et à l’imagerie terrestre se doit d’être un élément complet de notre propre expérience de la réalité. Nous ne sommes jamais dupes face au tableau et nous avons toujours conscience que nous sommes manipulés par la reconnaissance même des objets figurés. Pourtant nous observons toujours le sujet avant d’observer la peinture, nous essayons toujours d’identifier, le récit la source comme motif même du sujet.
L’espace et le temps sont les quatre dimensions à la base de notre réalité. Le paradoxe est que la peinture est un espace bidimensionnel et atemporel. L’image fixe, l’espace est plat pourtant les artistes cherche à déchirer ce voile, à épanouir temporellement le sujet. C’est en cela que les dialogues et les constructions avec le sensitif sont plus que nécessaires pour ce renouvellement de l’imagerie. Le peintre active la surface par une organisation, une composition. Que cela soit des tableaux de parfaite transparence sur un régime de l’imitation ou bien des compositions complètement opaques ne revendiquant quasiment que la matière, l’enjeu est toujours le même : mettre en place une théâtralité. C’est-à-dire un épanouissement spatio-temporelles à partir d’un objet fixe. C’est pour cela que les développements théoriques et ntellectuels qui ont cheminé à partir du XIVe siècle sur la peinture élaborent tout un discours en adéquation avec le support, mais proposent ou soumettent à l’oeuvre une certaine transcendance. Que la description soit académique ou bien moderne, cette retranscription verbale construit ces temporalités. Les rapprochements entre la peinture et la poésie (ou bien encore les fameux textes critiques qui émergent au XVIIIe siècle )cette rencontre de deux médias vient à donner la nature de chacunà l’autre. Le texte s’élabore dans le temps, la peinture dans l’espace. Le texte critique sera une extraction de l’espace dans le temps et inversement la peinture sera une extinction du temps dans l’espace. La contemplation et son principe d’absorption est une invitation à allonger le temps d’observation d’une image immédiate.
La peinture même lorsqu’elle n’est pas objet de symbole semble toujours contenir plus que l’image qu’elle propose. La symbolique, la spiritualité, le ressenti confère à cet objet une nature supérieure aux autres. Si dans un premier temps la peinture s’établit sur un développement de construction d’un espace et de son cheminement temporel, très vite sa dématérialisation par sa lecture semble contenir plus. Cette double nature matérielle et immatérielle coïncide dans un premier temps à un construction spatiale et temporelle. Si l’espace est matière le temps lui ne l’est pas.
Le peintre devient un intellectuel. Quelque soit le sujet en peinture il peut être motivé par une réflexion. Cela construit le discours de la peinture. Le tableau pour être un objet de communication efficace sentimentalement et moralement, doit être pensé et travaillé.Ainsi les esquisses peintes soumises au jury avant la composition des grands morceaux de réception. L’artiste doit réfléchir à la construction la plus efficace pour répondre aux codes de son temps afin que le tableau soit idéal, parfait. Car l’image en peinture n’est pas la réalité, c’est une complète artificialité qui ne cherche qu’à conduire le spectateur à une élévation. Que cette dernière soit dans un principe de purification ou bien dans un principe de purgation quant à la catharsis, l’enjeu c’est que face à un tableau nous ne sommes pas face au monde. Nous sommes face à une image élevée ou le ressenti par cet effet de concentration est supérieur. Même lorsque la peinture ne se veut qu’oculaire ou bien sensorielle, ces derniers ne sont pas excités comme s’ils étaient soumis à une expérience du réel. L’image est toujours une interface, comme l’oeil est lui-même une interface. Le principe de l’individu comme faiseur ou comme regardeur élabore un dialogue au delà du matériel. Ces échanges complexifient le tableau. L’image sous nos yeux est un artefact, elle n’est que la conclusion d’un effet de concentration. C’est comme si on passait la réalité à la moulinette pour en extraire que l’essence. Une sorte d’objet extrêmement concentré et qui nous submerge à sa simple vision. Nous ferons toujours appel à nos expériences du réel dans l’identification d’un sujet, dans la construction d’un espace, mais lorsque ce dernier par une analyse visuelle et une confrontation à notre réalité devient incohérent ou supérieur, nous serons déstabilisés ou bien grandis d’avoir la possibilité qu’un objet matériel figure une réalité inaccessible. Et c’est en cela que la théâtralité du tableau joue. Ce n’est pas le sujet qui fait l’action mais la forme et sa composition.
Questionner l’espace et le temps de la peinture ne peut se faire sans le sensoriel qui est la base même du ressenti. Mais lorsque ce dernier va être chahuté par le peintre, remis en cause sur ses acquis et bien la peinture n’en sera pas moins bonne mais proposera d’amener plus loin que la réalité son spectateur.
L’espace et le temps par la sensorialité sont un questionnement qui traverse toute la période du XIVe au XXIe siècle. Une nouvelle fois même l’art connaît des mutations, si le principe de création lui-même évolue, la définition d’une oeuvre qui doit à la fois matérialiser un sujet et offrir du ressenti immatériel défini notre propre apport à la peinture. Nous avons conscience que la composition peinte est matière et esprit. C’est pour cela que souvent nous semblons dépossédés, incapables de nous accaparer la peinture car sa part spirituelle semble nous échapper. Mais la part matérielle est toujours présente. Elle est l’origine de la composition. La peinture est toujours faite que de peinture. La matière se doit donc d’être une retranscription, un médium. La surface du tableau jouant sur la construction d’un espace et d’un temps fictif et d’un espace et d’un temps réel. Le principe sensoriel rapproche ces deux réalités : celle du tableau dans son autonomie et celle de son observation.
Par ce thème de l’espace du temps et de la sensorialité je voulais abordé cette complexité de la nature même de l’oeuvre. Que l’image soit figurative ou abstraite, religieuse ou profane, elle ne reste pas moins de la peinture et la possibilité de comprendre comment l’artiste pour toucher son spectateur, pour l’amener à dépasser le matériau va lier l’espace et le temps par sa sensorialité et par celle de celui qui regarde.